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mardi 17 décembre 2013

...une fillette de 16 ans...

Tout se met en place un dimanche soir et du coup on sait déjà que l'histoire ne peut pas être gaie. Qu'elle ne fera pas sourire. Le dimanche soir c'est un peu comme un au-revoir, un peu comme un départ, y a plein de bonnes choses avant et d'un coup tout s'arrête. Le dimanche soir c'est un peu comme quand, gamine, tu avais mal au ventre à la veille de la rentrée des classes. Ton corps te dit qu'il n'aime pas et aucun cacheton ne peut torpiller ce mal-là.

Le décor étant celui-là, t'aurais dû te douter que rien de bon ne pourrait en sortir. Que fatalement quelque chose allait merder.

En plus ce dimanche là, t'es vachement affaiblie par la nuit de deux heures que t'as dans les pattes, par la cuite prise avant et la gueule de bois d'après, par la semaine que tu viens de traverser comme on traverse une zone de guerre - la peur au fond du bide et la rage aux dents et l'espoir de sortir vainqueur, par ton ventre vide parce que plus rien ne passe, par l'attente des résultats du dernier truc que t'as tenté. T'es pas franchement dans ton assiette, ça remue beaucoup dans le dedans, mais bon ça t'as l'habitude, c'est souvent comme ça en ce moment.

Comme tu t'es engagée et que de l'autre côté y a du monde qui compte sur toi, tu te rends quand même, difficilement, sur les lieux où tu es attendue. Le cadre te plaît, la petite cour sous un porche parisien, un bar au fond, de la musique qui dit que c'est Noël, l'odeur de la cannelle qui s'échappe du stand de dégustation, le visage amical de ta meilleure amie qui injecte un peu de sérénité dans ton cœur qui bat la chamade sans que tu ne saches trop pourquoi.

Puis rapidement tu comprends. Ce soir n'est pas un soir comme les autres, ce soir y a de l'émotion partout dans tes veines, ton sang ne porte plus que ça, tu le sens sous ta peau qui affiche une chair de poule qui ne veut pas s'en aller, tu le sens dans le rouge qui reste scotché à tes joues, tu le sens juste là sur tes tempes bizarrement en surchauffe, tu le sens dans ton pouce droit crampé, symptôme ô combien révélateur que quelque chose se passe.

Evidemment le réflexe de survie te pousse à la consommation. Non pas que le vin rouge dilue les merdes, mais il arrive pas mal à diluer la paralysie qu'elles rameutent. Du coup t'arrives encore à bouger, à parler, à sourire, à te nourrir de tes yeux, à être là avec les gens et pas juste seule parmi eux. T'es un peu gonflée à bloc par tout ça, par le vin qui te réchauffe petit à petit, qui t'enivre délicieusement et qui te fait t'oublier un peu.

Tant et si bien que t'enquilles les conneries, tu fais plus attention à rien alors ton téléphone se retrouve au fond de la cuvette des chiottes, ça pourrait te faire pleurer si tes 3.12 grammes ne t'aidaient pas à en rire. Malgré la tête qui tourne un peu t'es encore assez vive pour visualiser les conséquences du drame, et comment tu vas expliquer ça aux gens sans passer pour une irresponsable qui ne maîtrise plus grand chose quand elle boit, et comment tu vas supporter l'isolement imposé de force par l'absence de ce qui était devenu une extension naturelle de ta main. Toi sans téléphone, c'est un peu comme un sapin sans boules, ça tient debout, ça existe, mais c'est vide et ça sert à rien, à part offrir un spectacle désolant à celui qui regarde.

Et parce que tu ne sais pas t'arrêter, parce que tu aimes parfois perdre le contrôle et la conscience des choses qui se passent, tu continues à boire. Ton verre n'est jamais vide sauf que tu ne te rends même plus compte du moment où on le remplit, c'est un peu une main invisible qui s'occupe de tout ça pour toi. Et dedans les émotions grandissent encore, tout est amplifié, tu décolles un peu du sol, t'es plus vraiment à l'intérieur de toi mais plutôt légèrement à côté. Tu te regardes agir en société sans beaucoup de dignité, sans cacher ni l'état dans lequel tu es ni le comportement de teenager que ça engendre.

Puis c'est l'heure de rentrer, parce que tout a une fin, même si tu aurais pu rester là toute la nuit. Trajet en trois temps, marcher un peu, prendre un taxi ensuite, monter dans un carrosse enfin. A chaque étape le mal veut sortir de toi et t'as du mal à le retenir alors tu laisses faire. T'as 16 ans.

Et home sweet home, enfin. Là les vannes sont tellement ouvertes qu'après avoir vidé toute la bile ce sont tes yeux qui prennent le relais et se mettent à cracher. Un flot bruyant, continu, douloureux, insupportable. Des spasmes, le maquillage qui coule partout, les paupières et le nez qui rougissent et gonflent, ça fait mal, ça pique, mais ça ne s'arrête pas. En face on veut te faire gober un cachet pour calmer le jeu, réaction épidermique de l'ancienne toxico médicamenteuse tu rejettes violemment l'idée. En plus tu sais bien que parfois faut pas chercher à endiguer mais au contraire à purger. Tout faire sortir pour redémarrer vidée, lessivée, mais avec une virginité retrouvée, un semblant de pureté, en tout cas c'est plus propre et c'est déjà pas mal.

Derrière la nuit qui passe est chaotique et pas tout à fait reposante, mais suffisamment salvatrice pour que tu puisses remettre ton masque social et aller au charbon le lendemain.

Pour une fois tu ne te plaindras même pas qu'on est lundi, pas une seule fois tu n'y penseras d'ailleurs.

Là, le fait qu'on soit lundi veut dire qu'on en est plus à ce putain de dimanche soir et, en soi, c'est déjà une belle victoire.

© Isa – décembre 2013

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