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vendredi 30 octobre 2015

La bombe

Ça faisait des jours, des semaines, des mois qu'elle attendait. A la frontière entre l'inconscient et le conscient, entre le refoulé et l'assumé, c'était là, en elle, en trame de fond, comme un running gag qui n'a rien de vraiment drôle, une douleur épisodique mais lancinante, une mélodie un peu débile dont elle n'arrivait pas à se débarrasser sans pour autant s'autoriser à la fredonner, c'était là.

Et puis la déflagration. Brutale, nette, sans bavure, sans échappatoire, le choc. Bien sûr, quelques secousses sismiques l'avaient récemment alertée mais, bien trop occupée à nier ce qu'elle-même espérait de lui, bien trop persuadée qu'elle interprétait à tort ce qu'il lui susurrait parfois, elle avait vite éteint chacune des petites alarmes internes qu'il avait insidieusement allumées. Elle avait d'ailleurs été aidée par ses rétractations systématiques, les trois pas qu'il faisait en arrière à chaque fois qu'il en faisait un demi en avant, les détours, les brusques changements de sujet, les marques d'affection destinées aux autres, les marques de rejet, autant d'indices qui l'empêchaient de croire à ce dont elle avait tellement envie de croire.

Et pourtant, maintenant, la lumière aveuglante braquée sur une réalité qui les déroutait tous les deux, ses mots à lui, très clairs, très assurés, entourés de pudeur mais ne laissant planer aucun doute, et l'onde qui la parcourt lorsqu'ils parviennent jusqu'à elle, à mi-chemin entre la délivrance et la déchirure, c'est le flux et le reflux immédiat, la déferlante qui s'abat, inarrêtable, puis se retire, sereine, comme fière de son petit effet, de son timing parfait, c'est la main de ce joueur de poker qui se dévoile aux yeux de tous et la montée d'adrénaline qui envahit ses adversaires juste avant qu'ils ne réalisent qu'ils ont tout perdu, c'est l'intensité, puis le vide.

Alors, quoi, maintenant ? Quoi, comment, quand ? Qu'est-elle censée faire de ça ? Comment doit-elle le vivre, comment doit-elle l'endurer, comment doit-elle le surmonter, qu'est-elle censée lui dire, ne pas lui dire, lui montrer, lui cacher encore, comment peut-elle oublier alors qu'elle ne voudrait plus jamais oublier, comment faire comme si ce n'était rien, qu'un léger obstacle sur la route, qu'une broutille qui ne fait pas sens, qu'une erreur de parcours ? Comment lui laisser de la place sans en faire trop, comment respecter qu'il ait fermé la porte sans hurler qu'elle voudrait l'enfoncer, comment le garder tout près en se maintenant à bonne distance, comment être loin tout en ne lui échappant pas totalement ?

Elle était aujourd'hui clairement engagée sur la route de leurs non-dits. Derrière elle, toutes ces choses qu'ils s'étaient enfin dévoilées. Devant elle, encore tant de choses à lui murmurer. Tant de choses à entendre de lui.

Et tout autour, l'absence totale de certitudes sur le sens dans lequel elle devait désormais avancer.

© Isa – octobre 2015

jeudi 22 octobre 2015

Boum

Tu crois que t'avances serein sur le fil d'une existence tracée au feutre indélébile, que tu gères ton allure et les détours que tu fais parfois, que tu estompes les retards cumulés à l'aide des quelques raccourcis que tu connais bien, que tu es en mesure de te situer à chaque seconde de chaque minute de chaque heure et de prévoir où tu seras à chaque seconde de chaque minute de chaque heure de dans dix ans, t'y crois fort, que tu gères le tout, que tu maîtrises les forces en présence et ton énergie.

Mais c'est insidieux, ces conneries. Inattendu, sournois, ça prend du temps à se dévoiler tout à fait, tu le sens pas vraiment arriver, un jour tu te réveilles et là c'est le drame, et là c'est le bug, la machine s'arrête, y a plus de jus, on est au-delà d'être sur la réserve, on est à sec, aucun voyant ne s'était allumé, aucune alarme n'avait retenti, une minute t'es bien et confiant et fort et la minute d'après c'est extinction brutale de toutes les loupiotes, le noir absolu, le chaos total, kaput, hors service, over

Alors ça craque de partout, les vannes s'ouvrent, le barrage explose, tout déborde, ça sort en longues giclées de larmes à peine catholiques, y a plus ni pudeur ni contexte ni gens autour, là tu t'en fous de où tu te trouves, à ton bureau, dans celui de ton patron, dans les chiottes d'une aire d'autoroute, au rayon péku de Carrefour Market à te dire que putain le triple épaisseur ça a quand même révolutionné ta vie, t'es peut-être dans les bras de la personne qui t'aime, ou trop loin d'elle, t'es attablé à la terrasse d'un café au serveur mal aimable, t'es dans les bouchons qui t'empêchent d'être là où faudrait que tu sois, t'es au téléphone avec ta mère/ton banquier/le prof principal du p'tit dernier/tout autre individu aussi pénible à supporter, on s'en fout de où t'es quand ça te prend, même si tu t'en souviendras toute ta vie, là tout de suite ça t'importe peu, l'important c'est de sortir le truc, de vite le virer hors de toi en urgence, tu savais pas que c'était là mais maintenant que ça se montre faut vite que ça sorte, que quelqu'un d'autre que toi se retrouve à fouiller dedans, toi tu peux pas regarder, c'est moche, ça t'a coûté presque ta vie de l'extirper faudrait pas qu'on te demande en plus d'aller autopsier, d'façon t'as plus la force, d'façon t'es vidé de tout, quand t'as sorti le problème t'as sorti en même temps la minuscule goutte d'énergie qu'il te restait encore, tant pis si t'en as plus que pour continuer à respirer, respirer ce sera déjà pas mal là les gars, pour le reste prenez tout et partez sans moi, je vais vous ralentir.

Juste après faudra quémander qu'on vienne te remplir le réservoir de carburant à coup de mots rassurants, de bras qui serrent fort, d'épaules sur lesquelles t'appuyer cinq minutes voire un peu plus parce que quand même la faiblesse et le tremblement des jambes et du coeur, que tu sentes peu à peu le niveau monter, ne rêve pas tu vas pas réussir tout de suite à remplir complètement, l'objectif est d'arriver à en obtenir suffisamment pour passer à l'étape suivante, l'étape suivante elle pue mais c'est soit ça soit te laisser crever alors tu sais bien que t'as pas tellement le choix, l'étape suivante c'est tenter de comprendre, c'est regarder là où t'as merdé et accepter toutes les fois où c'est les autres qu'ont merdé pour toi et où t'as fermé ta gueule, capter que c'est dans ces moments-là que t'as laissé le truc pourtant balaise et vilain s'insinuer dans ton esprit fragilisé par la vie et les épreuves et la routine et le quotidien, capter que c'est pas grave si t'as pas réagi avant, d'façon maintenant c'est fait, capter que ça sert à que dalle de trop te repentir sur ce que t'as fait ou pas fait, tu voulais comprendre donc c'est cool que t'aies regardé derrière mais maintenant surtout faut que tu regardes devant, comment tu vas reconstruire la machine, quels outils tu as à ta disposition, quels grosses tuiles de chantier il te faudra à tout prix éviter, comment faire tout ça sans t'abîmer plus mais au contraire en te construisant plus fort et plus sain et surtout, surtout, surtout plus heureux, le travail à faire est immense, ok t'as l'impression d'avoir pour ça que des deux putain de bras mais en fait non, si tu regardes bien y a d'autres trucs qui peuvent aider autour, l'étape suivante est d'accepter que tu peux compter sur ces trucs-là.

© Isa – octobre 2015

lundi 19 octobre 2015

Encore... ?

Il pourrait presque encore sentir l'empreinte de ses doigts sur son corps. Leur étreinte, furtive, tardive, ultime souvenir d'un tête à tête qui va bien au-delà du corps à corps, avait laissé quelques sillons de braise incandescente là où, plus tôt, elle avait posé ses mains, et il en était encore à se demander si les vestiges de ce contact physique le marquaient autant ou plus ou moins que tous les mots qu'elle sortait d'elle, définitifs, affirmés, pleins d'une force qui allie fragilité et assurance, cocktail indescriptible qu'il ne savait plus comment avaler.

Elle avait un peu tout bouleversé. L'ordre établi, la routine, le quotidien, la façon de communiquer, les envies, les besoins, les manques aussi, elle avait créé des manques là où justement il avait aménagé la place nécessaire pour combler tous les vides qu'il sentait en lui, elle était arrivée, avait souri, l'avait regardé, un peu écouté, doucement flatté, elle avait manifesté de l'intérêt sur les petits détails qui ne passionnaient plus son entourage depuis bien longtemps, détails qu'il avait lui-même choisi d'oublier, elle était arrivée et avait un peu tout bousillé ce qu'il avait de certitudes et de courage et de force, elle l'avait rendu vulnérable, Dieu qu'il n'aimait pas se sentir vulnérable, mais elle l'avait en même temps empli d'une confiance en lui nouvelle, Dieu qu'il aimait se voir beau dans ses yeux.

Il ne savait plus où il en était, comment donner suite, comment fermer la parenthèse, voulait-il vivre cette histoire, avait-il les épaules pour, devait-il y mettre un terme, avait-elle la force de vivre cette rupture, se devait-il d'arrêter de jouer avec le feu, était-il capable de cesser de se brûler, était-elle en attente d'être préservée, était-ce à lui de la protéger d'eux ?

Et plus il y pensait, plus il se disait qu'il ne pouvait se résoudre à s'arrêter là, que c'était bon, vraiment bon, que c'était un peu magique, que ça frisait l'indicible un peu, que ça le faisait envoyer des messages niais d'une façon qu'elle trouvait touchante, et qu'il aimait assez qu'elle le trouve touchant, c'était chouette de la toucher, de l'émouvoir, de lui plaire, de l'exciter, de le faire sourire, de la faire réagir, de déclencher une palette infinie d'émotions dans son regard vert, il était fou de ses yeux verts, ils lui envoyaient tellement de choses, de mots d'amour silencieux, d'intentions inavouables, de paradis inatteignables ailleurs qu'ici, dans le confort de ce regard qu'elle ne destinait qu'à lui.

Plus il y pensait, plus il était convaincu que cette histoire devait être vécue, et qu'importent les risques, il les maîtriserait, qu'importent les dangers, il les affronterait, qu'importent les conséquences, il les assumerait, il savait qu'elle était bienveillante, qu'elle ne pouvait lui faire que du bien, il savait aussi et surtout qu'il était grand temps qu'il se perde dans la bulle de bonheur qu'elle avait à lui offrir, cette bulle à deux, intime, hors du temps, suspendue, surréaliste, leur bulle à eux, quelques minutes, quelques heures, quelques jours, quelques semaines, et qu'importe le temps que ça durerait, il s'en nourrirait jusqu'au bout, jusqu'à ce qu'ils soient tous deux repus, rassasiés, épuisés, qu'importe la fin qui se  profilait inéluctablement, il était hors de question de déjà l'envisager.

© Isa – octobre 2015

jeudi 24 septembre 2015

C'est arrivé dans un TGV

Il y a de l'ironie dans le sourire que j'affiche en pensant à l'adage selon lequel "les voyages forment la jeunesse". À bord du TGV qui m'emmène vers des obligations professionnelles dont je me serais volontiers passé, je tente de me rappeler la dernière fois où j'ai pris plaisir à voyager, la dernière fois où j'en ai retiré quelque chose de formateur, où je l'ai vécu comme une aventure, où il y a eu du frisson, de l'excitation, comme si peu importait la destination,  pourvu qu'il y ait le mouvement.

Désormais tout ceci m'échappe complètement. C'est contraint et forcé que je subis les départs, aujourd'hui parce que mon métier me l'impose, demain pour satisfaire les lubies de vacances de celle qui partage ma vie, après-demain parce qu'il me faudra toujours revenir. Je me prête au jeu avec la soumission d'un pantin de bois asservi, docile, toujours faire ce qu'ils attendent de moi, eux, elle, la vie. Alors je m'exécute, métronome à la régularité implacable, sage et discipliné, physiquement animé mais intérieurement inerte, en veille. Obéissant.

Quant à moi, si j'en venais à m'écouter un peu, les choses seraient bien différentes. Moi, je voudrais ne plus jamais bouger. M'ancrer, m'enraciner, enfoncer mes deux pieds dans le sol et refuser qu'on m'en déloge, crier, hurler à m'en briser la voix que la moindre idée de mouvement m'est tout à fait insupportable, que je ne veux plus qu'on me force, que je ne veux plus subir, que j'ai trouvé ma place, que bon sang mais partez sans moi je vais vous ralentir.

Et à l'apparition de ce scénario dans ma tête, de nouveau, un sourire. Cette fois dénué de toute ironie. Se peut-il que je sois encore suffisamment optimiste pour être en mesure d'imaginer qu'un jour je parvienne à réaliser le double objectif d'avoir trouvé l'endroit destiné à m'accueillir et d'être assez fort pour imposer ma volonté de ne plus jamais en partir ? Se peut-il qu'il y ait encore en moi la capacité à croire à un avenir différent de celui qui se profile depuis toujours et que je construis de façon - pensais-je - inéluctable ? Se peut-il qu'il reste encore un peu d'espoir à l'intérieur de l'homme blasé que je me targue d'être auprès de qui veut l'entendre ?

C'était encore inenvisageable il y a quelques minutes. Improbable, insensé, inexistant. Et là, maintenant, c'est là, présent.

C'est à bord d'un TGV qui m'emmène vers des obligations professionnelles dont je me serais volontiers passé que j'ai compris que oui, les voyages forment la jeunesse, et peut-être pas qu'elle. C'est partir qui a déclenché ces associations d'idées que je n'avais jamais vraiment fait remonter à la surface de ma conscience. C'est être en mouvement qui a imposé cette farouche volonté de trouver cet abri duquel je ne me laisserai jamais chasser.

C'est au moment exact où mon train entre en gare précisément à l'heure prévue que je réalise que moi, en revanche, j'ai déjà accumulé bien trop de retard. Mais aussi et surtout que j'ai en moi et l'envie et l'énergie nécessaires pour le rattraper.

Poussez-vous, Messieurs-Dames, vous ne le savez pas mais c'est ici, maintenant, sur ce quai de gare bondé, qu'il me faut me dépêcher d'avancer. Je pars en quête de l'endroit où je vais enfin pouvoir me figer.

© Isa – septembre 2015

Le vide

C'est drôle, le vide. Drôle d'une façon dont on se passerait bien, si on n'avait pas la conviction qu'il était absolument nécessaire. Passage obligatoire pour retrouver le goût, l'envie, le désir de remplir de nouveau, faire le vide c'est aussi affronter le silence, ne plus s'exprimer mais aussi ne plus rien entendre, être aveugle et sourd face à la déferlante de mots qu'on devine de l'autre côté, qu'on voit un peu aussi de ce côté-ci, être contraint de faire comme si on y échappait totalement, ne plus avoir la visibilité requise pour réagir, le faire en étant caché, le faire en n'étant pas vu, c'est aussi faire semblant d'avoir assez de stabilité pour pouvoir pousser loin de tout ça, tout en étant absolument conscient que le sevrage brutal nous a parfaitement déséquilibré.

C'est immense, aussi, le vide. Ça prend la place de mille choses, ça se glisse dans tous les interstices, ça remplit chaque trou de silence, chaque instant d'ennui, c'est partout à la fois, entourant, obsédant, palpable. Ça crée comme un appel d'air, l'absence, le manque, on l'a tellement souhaité qu'on en a le souffle coupé, que c'est compliqué d'avancer, qu'on attend avec impatience le moment où on pourra dire que ça va, que c'est pas si dur, qu'on est pas accro à cette came, qu'on a pas besoin d'y jouer à être bien autre chose que ce qu'on est réellement, que la carapace qu'on se contraint à porter quand on y met les pieds n'est pas si lourde, que le masque nous va bien, qu'il n'est là que pour protéger mais jamais pour travestir, qu'on peut recommencer sans y laisser un peu de soi sur le bas-côté.

C'est fou, quand même, le vide. On s'aperçoit qu'on a pris mille habitudes, qu'on y avait construit une routine rassurante, qu'on avait acquis certains réflexes et automatismes, mais où vais-je maintenant pouvoir être drôle et subtile et sur tous les fronts à la fois, où vais-je maintenant pouvoir parler, me regarder parler, regarder les autres cherchant à interagir, où vais-je trouver l'espace d'expression si vital quand le quotidien fournit à chaque seconde des raisons de mettre les choses en mots pour ne pas qu'elles se transforment en douleurs, et comment puis-je désormais trouver l'écho nécessaire, là où je parle nous ne sommes que si peu nombreux, nous ne sommes qu'entre nous et puis-je me contenter de ce nous, nécessaire certes mais est-il suffisant ?

C'est troublant, le vide. Ça fait comme si on avait échoué sur les côtés d'une île déserte où il y a tout à faire, tout à découvrir, mais seul, fort de soi-même et suis-je assez forte, tout à construire avec sa seule volonté, son seul courage, en se contentant de peu, du peu d'énergie qu'il reste encore dans les veines, du peu de carburant qui alimente encore le moteur, le chantier est gigantesque, le besoin est à son comble, on sent un peu les réserves de jus qui se vident et on a pourtant bien conscience que ça va se régénérer, qu'il suffit d'être patient, qu'il suffit d'être humble, qu'avec juste un peu de volonté on peut grimper toutes les marches, surmonter tous les obstacles, qu'on est suffisamment grand pour ça, suffisamment solide pour conquérir seul, après tout au bout il y a un soi qu'on a besoin de retrouver, une personne qu'il nous faut impérativement faire renaître du personnage qui l'a si souvent étouffée, après tout au bout il y a la capacité à être en harmonie avec ce soi qu'on a bien trop délaissé, le chemin est long et sinueux mais là où tant d'autres ont réussi, je me dois de m'interdire d'échouer.

© Isa – septembre 2015

mardi 15 septembre 2015

Il nous faudra

Il nous faudra sans cesse nous réinventer. Nous reprogrammer. Nous construire autrement, apprendre l’un de l’autre, se nourrir peut-être chacun l’un de l’autre, s’écouter aussi, s’entendre surtout, ne pas transformer les mots quand ils arrivent à nos oreilles, ne pas les vicier, ne pas les interpréter trop vite, prendre le temps de se lire et de se relire et chercher le sens de chaque mot, de chaque tournure de phrase, de chaque signe de ponctuation, entendre les silences, les observer, les respecter, ne pas en être heurtés, ne pas en tirer de conclusion hâtive, tenter d’être dans le constat plus que dans le jugement, exprimer avec justesse et douceur le ressenti que ça provoque, ne pas s’emplir de colère dès les premiers émois, laisser passer la vague avant de la faire déferler sur l’autre, le mérite-t-il, comprendrait-il, est-il apte à l’affronter ?

Il nous faudra sans cesse nous rassurer, nous confirmer l’attachement que nous nous portons, nous le dire, nous le crier, nous le prouver, il nous faudra nous maintenir dans l’échange, dans la communication, tenter de la garder non violente, non polluée par nos égos, non souillée par la peur de nous perdre un jour, cette peur-là ne doit pas être un frein, il nous faudra en faire un moteur, non, il nous faudra en faire le carburant de notre amour, nécessaire, vitale, indispensable pour rester humbles et à portée de l’autre, mais sans qu’elle nous paralyse, sans qu’elle nous endolorisse, une peur saine, tu vois, une peur qui fait avancer l’un vers l’autre, ou l’un à côté de l’autre, jamais bien loin, une peur qui nous liera plus qu’elle ne nous divisera.

Il nous faudra sans cesse nous surprendre. Susciter l’intérêt, faire sourire, faire surgir l’envie juste avant qu’elle ne s’étiole, l’envie de se garder proches sans s’absorber, l’envie de se donner sans s’oublier, l’envie de fusionner parfois sans se perdre pour toujours, il en faudra du courage pour ça, de la vigilance, des efforts, ou alors peut-être juste de l’envie et beaucoup de mots qui font sauter les incompréhensions, désamorcent les doutes et les crises et les sursauts fâcheux, il nous faudra nous dire les choses avec simplicité, les rendre compréhensibles, avec sincérité, les montrer telles qu’elles sont, avec patience, les exprimer sans demander en retour, ou alors demander sans exiger, en laissant la porte ouverte, non, entrebâillée, non, déverrouillée, franchis-la seulement si tu as envie et es capable de la franchir, je t’attendrai toujours de l’autre côté.

Il nous faudra sans cesse trouver l’équilibre, juste ce qu’il faut de pudeur pour se dévoiler sans l’horrible sensation d’une mise à nu en pleine lumière, en pleine foule, juste ce qu’il faut de retenue pour se déverser sans l’horrible conséquence d’accabler l’autre, de le noyer, juste ce qu’il faut de présence pour être accessible sans l’horrible crainte d’étouffer, d’envahir, juste ce qu’il faut de faiblesse pour se laisser dorloter, rassurer, réconforter, sans l’horrible sentiment de vulnérabilité que le lâcher-prise génère parfois, il nous faudra sans cesse composer avec qui tu es et qui je suis et qui chacun d’entre nous a envie d’être pour l’autre, avec qui nous voulons devenir ensemble.

Il nous faudra beaucoup d’amour pour réussir tout ça.
Ça tombe bien, on dit de moi que je n’en manque pas.
Surtout, surtout, quand de l’autre côté de cet amour, il y a toi.

© Isa – septembre 2015

jeudi 6 août 2015

Il est déjà loin

À peine le temps de le revoir, de confirmer que le coup de coeur est là, réel, tangible, qu'il est déjà loin.

À peine le temps de partager avec lui cette parenthèse inattendue, cette entorse au rythme effréné des journées routinières, qu'il est déjà loin.

À peine le temps de contenir son désir, puis de le mettre en mots, puis de le voir exploser au creux de son bas-ventre à mesure que leurs lèvres s'étreignent, qu'il est déjà loin.

À peine le temps de s'ouvrir à lui, de se raconter, de se justifier un peu, de s'expliquer là où il lui laissait l'opportunité de rester silencieuse, qu'il est déjà loin.

À peine le temps de recevoir quelques compliments,  de ceux qui empourprent les joues, de ceux qui font briller les yeux, de ceux qui font de l'émotion exprimée sur son visage un maquillage aussi éphémère que naturel, qu'il est déjà loin.

À peine le temps d'évoquer un avenir prochain fait de plaisir et de tendresse et de plaisir encore, qu'il est déjà loin.

À peine le temps d'entremêler leurs doigts, aveu silencieux qu'ils se veulent l'un l'autre au-delà du dicible, qu'il est déjà loin.

À peine le temps d'offrir aux touristes de passage la vision réelle du Paris des cartes postales, l'amour au coin des rues, le soleil comme une bénédiction donnée à ces baisers volés, qu'il est déjà loin.

À peine le temps de lui dire comme il est beau, comme elle a envie qu'il ait envie d'elle autant qu'elle aime avoir envie de lui, qu'il est déjà loin.

Reviens.

© Isa – août 2015 

dimanche 2 août 2015

Le premier instant

Dieu qu'il haïssait ces journées où le tourbillon de la vie l'épargnait. Un peu hyperactif, toujours nerveux, les multiples activités qui rythmaient habituellement son quotidien l'empêchaient de se retrouver dans la position inconfortable de n'avoir rien à faire. Aujourd'hui, il se serait même contenté d'endosser son costume de contemplateur, une toile, une sculpture, une église, n'importe quoi aurait pu faire l'affaire. Au lieu de cela, le contexte lui imposait de ne pas sortir de ce nouveau chez lui encore vide de toute distraction possible. Il agitait nerveusement les doigts sur le rebord de la table du jardin, espérant que ce geste maintes fois répété lui apporterait le même apaisement que lorsqu'il le réalisait sur le piano qu'il n'avait pas encore récupéré. Mais la mélodie n'avait pas la même puissance salvatrice quand elle n'était qu'imaginée... 

Il tenta alors de se rendre perméable à la magie du spectacle qui se jouait autour de lui. Ce nouveau jardin, terrain aux mille possibles qu'il avait déjà imaginés, cette nouvelle maison, coup de folie aussi inattendu que déraisonnable, le silence dans lequel ils étaient tous les deux plongés, loin du tumulte de son environnement précédent, loin de tout ce qu'il avait aimé jusqu'à maintenant. Il avait encore du mal à comprendre ce qui l'avait poussé à poser ses valises ici, lui si parisien, si angoissé par le vide, si paralysé par l'idée même de l'ennui. Mais pourtant l'impérieuse nécessité, le besoin plus fort que toutes les alarmes qui avaient retenti, la conviction plus solide que toutes les tentatives de retrouver la raison.

Et le voilà maintenant ici, avec tout cet espace, ce silence et ce vide qu'il ne savait pas encore comment remplir, avec la distance qu'il y avait désormais avec sa vie d'avant, avec tout ce temps à tuer et ces pensées qui se bousculaient et l'impression grandissante qu'inconsciemment, il s'était aménagé cette journée, comme un arrêt sur image en plein film où tout va trop vite, comme une pause dans la course débutée aussitôt qu'il avait su comment courir, comme une respiration entre deux séries de notes sur la partition que la vie lui avait imposée. Voilà que tout cela montait en lui, la prise de conscience, le constat brut, la certitude : aujourd'hui, maintenant, ici, il se devait de prendre le temps de répondre à chacune des questions qu'il rejetait sans cesse, les conditions étaient réunies, le climat idéal, l'environnement parfait, il n'y avait ni excuse ni possibilité de fuite, il n'y avait aucune urgence à traiter, aucun ami à secourir, aucune deadline à respecter, il était l'urgence, il était la personne à sauver, il était arrivé au bout du délai imparti pour vivre sans y mettre de sens, il fallait maintenant avancer autrement, sans courir mais en assurant chacun des pas, en ayant pleine conscience de la direction à prendre, en se rendant apte à ressentir chacune des émotions que la progression provoquerait, il était temps d'être dans le vrai, l'assumé, le sincère aussi, il était temps d'être lui-même, face au monde, face à son entourage, face à son miroir, n'être que lui sans les fioritures, sans les chichis, sans les artifices imposés tantôt par les conventions sociales et tantôt par l'image qu'il voulait donner, il était temps de respirer à pleins poumons, d'être libre.

Il comprenait enfin ce qui l'avait amené là, reclus, inoccupé : loin d'être désœuvré comme il l'avait d'abord pensé, il avait en fait tout un tas de combats intérieurs à mener pour trouver du sens ; loin d'être victime de cette solitude forcée, il avait en fait l'occasion rêvée d'apprendre à se connaître enfin ; loin de l'angoisse du silence qu'il avait toujours redoutée, il avait en fait la possibilité d'être à l'écoute de ce qu'il avait à se dire.

Alors, loin d'être effrayé par le vide, il avait maintenant la certitude qu'il saurait bien assez tôt comment le remplir. 

Dieu qu'il aimait ces journées où il parvenait lui-même à se faire sourire.

© Isa – août 2015

jeudi 14 mai 2015

Les autres, et toi.

Tu t'es toujours demandé à quoi tient la capacité des autres à rester debout, stables, décidés, assurés, confiants, quand tu n'es que glissades et chutes et vacillements et que tu dois sans cesse lutter pour retrouver l'équilibre.

Est-ce la volonté, le courage, le talent, la vie qui souffle moins fort autour d'eux qu'elle ne se déchaîne autour de toi ? Est-ce la magie, le karma, l'enfance préservée, un vécu jalonné d'appuis solides, un cocon permettant l'évolution en douceur, sans tremblement, ça ne tressaute jamais, ou jamais bien longtemps, l'amour inconditionnel des gens autour ? Est-ce un mantra répété tous les matins face au miroir, est-ce le regard d'un autre qui dit silencieusement "je suis là, tu peux avancer, ça va aller", est-ce la confiance en l'avenir qui s'annonce à la hauteur des rêves ou au contraire la conscience que tout peut s'arrêter demain et qu'il n'y a pas de temps à perdre à tergiverser ?

Quels que soient leurs ruses et leurs tuteurs, tu as toujours envié la déconcertante facilité avec laquelle ils semblent traverser les couloirs de leurs propres existences, légers, décideurs, maîtres de leurs destins, emprunts d'une stabilité qui fait mourir de jalousie tes pas mal assurés. Leurs mouvements accentuent même ton vertige, toi si bancale et craintive, tu les vois avancer alors que tu te contentes de remuer fort tous tes membres pour te maintenir, tu y arrives à peu près mais tu y laisses tellement d'énergie que tu n'envisages même plus de te déplacer, rester la tête hors de l'eau est le seul objectif.

Plusieurs fois, face à tes interrogations, on a tenté de t'expliquer que ces autres que tu admires ne sont ni plus forts ni réellement plus en équilibre que toi, peut-être donnent-ils juste mieux le change, ou peut-être es-tu juste si persuadée d'être moins capable que tu n'arrives même pas à voir leurs défaillances, peut-être les idéalises-tu à force de te dévaloriser, peut-être assombris-tu ton tableau à force de ne voir que de la lumière en eux, tu n'es plus objective, tu n'es plus clairvoyante, tu vois chez eux le liquide qu'il manque au verre qui, chez toi, est toujours à moitié vide, et pourquoi ne pas tenter l'inverse pour une fois, changer de prisme, regarder autrement, tenter l'optimisme, tenter la confiance en toi plutôt que d'imaginer que les autres y arriveront toujours mieux, pourquoi ne pas chercher les clés à l'intérieur de toi plutôt que de rester dans la comparaison qui, souffrant de ton analyse biaisée, te sera toujours défavorable ?

Et tu sais bien qu'on a raison quand on te demande de relativiser, quand on te pousse à te questionner différemment, à changer de point de vue, tu sais bien qu'il faudrait essayer de faire autrement pour voir, et pourtant tu continues selon le même schéma : tu vois le mal partout dès lors que c'est toi que tu regardes et tu inventes chez les autres une perfection qui n'a jamais existé et tu te complais dans la douleur que provoquent ces différences entre vous, à croire que tu aimes sombrer, à croire que tu aimes ta mélancolie perpétuelle et ton incapacité à en sortir, mais change un peu de personnage bon sang, arrête de te poser en victime d'un complot machiavélique fomenté par le reste du monde pour te faire croire que tu n'y as pas ta place, cesse donc de poser sur toi-même ce regard d'une exigence abjecte, il en va de ton avenir, comment pourrais-tu toucher au bonheur dans ces conditions, il en va de celui que tu espères partager avec ceux qui comptent, combien de temps supporteront-ils encore le déversement continu de tes inepties et leur incapacité à te rassurer, il en va de l'avenir de ta vision du monde, mérite-t-il à ce point que tu le juges si sévèrement ?

© Isa – mai 2015

lundi 6 avril 2015

Celle qui l'attend

Je ne sais plus vraiment comment ça a commencé. Est-ce que c'est lui, est-ce que c'est moi, je crois surtout que c'est la vie, enfin le contexte, enfin le timing parfait, les conditions étaient toutes réunies, la conjoncture favorable, les planètes alignées, j'avais de la place pour lui, il avait de la place pour moi, nous nous sommes emboîtés.

Je ne sais plus les mots qui m'ont troublée, je sens qu'ils sont là quelque part au fond de mes souvenirs mais ils glissent entre les doigts de ma mémoire qui se refuse précieusement à me recracher ce qu'elle a secrètement emmagasiné, elle tente sûrement de me préserver, elle doit savoir que je m'emballe d'un rien, que je fonds pour un détail, alors elle choisit de me les cacher.

Je ne sais plus sur quelle image j'ai su qu'il allait fragiliser l'équilibre, réveiller la bête, déclencher ce truc que j'ai toujours eu ancré en moi, cette capacité à aimer sur le champ, entièrement, passionnément, à fusionner, cette envie de tempête dans mes entrailles, cette addiction à l'amour, à sa folie, à sa démesure, à sa douleur aussi.

Je ne sais plus quand mon cerveau a choisi de donner son consentement muet, quand il a rendu les armes, quand il a accepté la fatalité, je crois qu'il n'a pas vraiment lutté le bougre, la magie était trop forte, le philtre trop puissant, la soif trop grande pour refuser de s'abreuver, la coupe était là, offerte, tentante, pleine de bulles aux allures de promesses d'une passion infinie, comment résister ?

Je ne sais plus à quel moment je me suis avouée que c'était foutu, trop tard, trop fort, allé trop loin trop vite, cet instant où je n'ai plus eu d'autre alternative que de reconnaître ma faiblesse, ma chute, la piqûre de la morsure puis la brûlure du venin qui se diffuse insidieusement, dans chaque veine, dans chaque recoin, jusqu'à être partout sous ma peau sans possibilité d'extraction aucune.

Je ne sais plus sur lequel de ses sourires j'ai arrêté le temps, le mouvement, la progression, arrêté de vivre, respirer était devenu trop difficile, l'air se faisait rare, l'oxygène manquait, arrêté de penser, ça demandait trop d'énergie, je n'en avais plus nulle part, le venin avait tout remplacé, tout sapé, tout éradiqué ce qu'il y avait en moi de courage, j'étais un corps à l'arrêt.

Je ne sais plus par quelle absurdité m'est apparue l'absolue nécessité de l'attendre, de rester là à le vouloir et à l'attendre, de ne plus rien faire d'autre que ça, être ici coincée entre le désir qu'il me rejoigne et la peur, déjà, de le voir repartir, mais le désir plus fort que la peur, mais le rêve plus fort que la réalité, mais l'amour plus fort que les interdits, mais la passion plus intense que la douleur, mais l'espoir plus fort que la crainte d'être rejetée, je ne sais plus quel caprice du destin m'a poussée à n'être plus que celle qui l'attend, mais c'est elle que je suis désormais : celle qui l'attend.

© Isa – avril 2015

(Sa version à lui est )

dimanche 5 avril 2015

Être attendu quelque part

Je ne sais plus vraiment comment ça a commencé. Je n'avais pas compris, au moment où ça s'est joué, que ça allait compter, que quelque chose de différent était en train de s'enclencher, que je ferais mieux de mémoriser chaque détail parce que quelques semaines après, j'aurais envie de me souvenir. Alors j'ai vécu les choses sans y prêter une attention particulière, elles se sont faites sans que j'en mesure les conséquences éventuelles, je n'ai pas eu la présence d'esprit d'en imaginer toutes les issues possibles. Aujourd'hui, n'avoir aucune idée de comment on en est arrivés là me fait l'effet d'une gigantesque gueule de bois : j'ai consenti, j'ai accepté de jouer, de m'abreuver, de m'enivrer, mais les contours sont flous, les détails m'échappent, la tête me tourne un peu, j'essaie de remplir les trous, en vain.

Alors je cherche des repères, je me questionne pour remonter à la source. Est-ce elle qui est venue à moi ? Moi qui suis allé à elle ? Par quel biais sommes-nous arrivés l'un à l'autre ? Pourquoi s'est-on parlé ? Et qu'est-ce qu'on s'est dit, déjà ? Quand était-ce ? 

Quelques pièces du puzzle m'apparaissent plus clairement que d'autres, je visualise plus ou moins la grande image qu'elles forment, mais il me manque la capacité à les assembler, il me manque quelques couleurs, quelques traits, il me manque la concentration pourtant indispensable si je veux recoller tous les morceaux, je digresse, j'essaie de me souvenir de notre premier échange mais j'entends sa voix alors je souris, j'essaie de penser au moment exact où j'ai basculé mais je vois ses yeux alors je m'évade, j'essaie de recréer le contexte du premier émoi mais j'imagine son sourire alors je m'envole, c'est beau quand elle sourit, tellement beau, elle me dit que ses sourires viennent tous de moi, comment pourrais-je réfléchir à autre chose qu'à ça, qu'à ce qu'elle provoque en disant ça, la fierté, le torse qui se gonfle, je me sens important quand elle dit ça, et j'aime ça me sentir important, c'est flatteur d'être important, c'est tout un capital confiance qui se reconstitue alors même qu'on n'avait pas conscience qu'il s'était un peu érodé, c'est du miel qui coule dans la gorge et dissout la douleur à laquelle on était tellement habitué qu'on ne savait même plus qu'elle était là, c'est une porte qui s'ouvre sur un champ de possibles qu'on n'imaginait plus, damned, se peut-il que je puisse encore plaire, se peut-il qu'une femme puisse encore me trouver séduisant et aime à me le dire, se peut-il que le frisson d'un début d'histoire me soit encore autorisé ?

Et voilà, tout me ramène à ça, à ce qu'elle me fait ressentir, à cette place qu'elle me fait prendre sans que je sache comment et pourquoi c'est arrivé, à ce rôle qu'elle me fait maintenant jouer dans sa vie, l'importance qu'elle accorde à ma présence, la tragédie qu'elle fait de mes absences, tout me ramène à ce jeu dangereux auquel j'accepte de jouer un peu malgré moi, parce que la flatterie, parce que l'égo, parce que le frisson, parce que la faiblesse, parce que les hormones, parce que la rareté de ces occasions de vivre un truc un peu magique, parce que l'interdit, parce que la fin de la monotonie d'une vie aussi bien remplie que bien rangée, parce que le côté un peu théâtral, elle ajoute du drame, elle en fait des tonnes, elle s'emporte facilement, et moi je jouis un peu d'être à l'origine de tout ça, je n'en suis pas fier, pas tellement en tout cas, mais Dieu que c'est bon de provoquer ce truc un peu dingue chez une femme qui n'est pas la mienne, et puis sa fraîcheur, et puis ces mots qu'elle me réserve, et puis le manque qu'elle clame haut et fort quand je suis loin, elle parle de moi en public parfois, je la vois faire de loin, elle dit qu'elle m'attend, c'est bon d'être attendu quelque part, c'est fort même, c'est troublant, grisant, bandant, je veux encore ça, je n'ai pas vraiment envie que ça s'arrête alors je fais tout pour maintenir l'envie, je dis les mots qu'il faut, je rentre parfois dans le jeu, juste assez pour l'encourager, je disparais parfois, juste assez pour vivifier le manque, mais surtout je ne fais pas de bêtise, je ne romps aucune promesse, je ne franchis aucune barrière, je suis un gentil moi, je n'irai pas, ce serait mal d'y aller et puis si j'y allais, elle arrêterait d'attendre, et moi j'aime qu'elle m'attende, être attendu c'est encore plus fort que de consommer, c'est plus socialement acceptable aussi, je ne fais rien de mal vous voyez, je la laisse juste attendre, c'est pas si grave, ça mange pas de pain, c'est son choix après tout, c'est elle qui a décidé. 

Je ne sais pas comment tout ça est arrivé, mais maintenant que j'y pense, est-ce vraiment important ? L'essentiel n'est-il pas plutôt de ne rien avoir à se reprocher ? 
Parce que moi, c'est sûr, je n'ai rien à me reprocher.

© Isa – avril 2015

(Sa version à elle est ici)

samedi 28 mars 2015

(im)patience

On me dit que le temps coule, mais le débit est faible tu sais, tout doucement ça coule alors, moi j'ai le temps de voir les minutes fondre, les secondes défiler une par une, elle s'égrènent, litanie silencieuse et incessante mais lente, incroyablement lente, t'imagines même pas comme c'est long une heure, une heure ça en dure mille quand tu regardes bien.

On me dit que grandir, c'est aussi apprendre à patienter, rester calme et imperturbable, que les choses finissent par arriver, cet appel que tu espères si fort, ce message que tes yeux brûlent d'envie de lire, cet écran que tu veux voir s'allumer et clignoter, ces rencontres que tu n'as plus la force de repousser, on me dit que ça vient, mais ça prend un temps fou, se peut-il que ces choses se déplacent à la vitesse d'une femme à talons après une longue journée de shopping, se peut-il qu'elles aient oublié qu'il existait des raccourcis, des moyens de transport plus rapides aussi, se peut-il que bon sang personne n'ait encore songé à inventer la téléportation ?

On me dit qu'il faut cacher les signes d'impatience parce que ça peut faire peur aux gens autour, que ça ressemble trop à la folie du manque, les mains qui se crispent, le front moite, les jambes qui tremblent nerveusement, les mots qui sortent vite et fort et sans maîtrise aucune, les doigts qui entortillent les cheveux fébrilement, mais comment tu veux que je fasse ça moi, moi en qui on lit comme dans un livre ouvert, moi qui suis l'illustration parfaite de l'expressivité, ces putain de joues qui chauffent à la moindre émotion et quand ça chauffe ça rosit et ça se voit, ces yeux qui se gorgent de larmes dès le premier trouble et quand ça se gorge ça finit par couler et ça se voit, ce palpitant qui passe de 0 à 100 en moins d'une seconde et quand ça s'emballe ça fait frémir et ça se voit, cette peau qui réagit au quart de tour et quand ça frissonne ça hérisse les poils et ça se voit, mais vas-y viens m'apprendre à dissimuler tout ça, viens dire à mon corps qu'il me trahit, parce que tu te figures qu'il ne le sait pas ? Bien sûr qu'il le sait et il en joue et il en abuse, cherche pas il fait exprès, c'est pas possible autrement, c'est un peu comme s'il aimait ça, être un immense panneau d'affichage, montrer ce qui se passe dedans, désobéir à ma tête, il aime ça et dans ces moments-là c'est toujours lui qui décide mais viens tenter de lui apprendre à se maîtriser en public, si t'y arrives tu seras bien meilleur que moi, bien meilleur que tous ceux qui tentent de me calmer, bien meilleur que tous ces psys entre les mains desquels je suis passée.

On me dit qu'il suffit d'avoir confiance, en moi, en l'avenir, en ceux qui m'entourent, en la vie qui un jour paiera ses dettes et donnera ce que tu mérites, oui mais comment on fait quand on mérite pas forcément, quand on est un peu en rade de karma, à découvert de bonnes actions, comment on fait quand on n'est vraiment pas sûr d'avoir droit à sa parcelle de bonheur, est-ce que j'ai fait assez de bien, est-ce que j'ai travaillé assez fort, est-ce que j'ai assez construit, est-ce que je me connais suffisamment, est-ce que j'ai répandu assez d'amour et de toute façon qui suis-je pour prétendre que la vie me doive quoi que ce soit et puis faut dire que les rues sont pleines de gens chouettes à qui il n'arrive que des merdes alors rêve pas ma grande y a pas de raison pour que tu échappes à la fatalité, rêve pas tu n'as pas de créances sur le bien, finis d'abord de rembourser, on verra après, et lâche pas l'affaire mais n'oublie pas non plus que t'as pas encore attaqué le capital t'es encore sur les intérêts.

On me dit que la patience s'apprend, se travaille, s'acquiert petit à petit.
Qu'avec le temps, ça vient.
Qu'il faut patienter pour ça.

Hahaha.

© Isa – mars 2015

dimanche 22 février 2015

Il me faudrait...

Tiens, c'est déjà la troisième cigarette que j'allume. Pas mal, en une demie-heure. Symptomatique de mon ennui, de ma légère ivresse, et de mon envie de les dissimuler tous les deux. Surtout ne montrer aucun signe de nervosité ou d'empressement. Paraître détendu, ouvert, confiant. Surtout ne pas me faire avoir par une gestuelle révélatrice d'un quelconque trouble. Je ne suis pas le seul prédateur aux alentours, potentiellement pas le seul donc à lire entre les lignes de l'attitude. A ma droite, une quadra qui paraît dix ans de moins scrute la terrasse avec un air détaché qui trompe tout le monde sauf moi. Nous nous sommes reconnus. J'ai détecté ses artifices. Elle est belle, elle le sait, une beauté froide et chic, le genre que j'ai aimé convoiter il y a quelques années. Plus ma came aujourd'hui. Et je ne suis pas non plus la sienne, elle les préfère plus jeunes, plus malléables, moins éprouvés par la vie. Nous nous sommes reconnus, avons chacun deviné le sourire intérieur de l'autre. Puis nous avons détourné le regard. A ma gauche, deux adolescentes en chasse, ne sachant pas encore s'en cacher. Bien trop jeunes pour maîtriser leur sujet. Elles regardent chacun des hommes qui passent, se murmurent leurs impressions puis en rient à gorges déployées. Inévitablement, leurs yeux reviennent se poser sur moi. Est-ce ma barbe mal rasée qui les attire ? Mon indifférence, les 25 ans qui nous séparent ? Certainement un mélange de tout ça. Je n'y prête guère attention, je ne suis pas encore entré dans cette phase, que mes amis me prédisent tous, où l'homme cherche à se magnifier dans le regard de femmes en âge d'être leurs filles, je n'ai même pas besoin de lutter pour échapper à ça, pas encore. J'y viendrai peut-être.

Rien d'autre à l'horizon. Le va-et-vient du patron qui distribue les verres et les sourires. Quelques passants pressés, d'autres qui flânent. Les bruits de la ville en fond sonore, familiers, rassurants. Permanents. Je trouve habituellement une certaine forme de réconfort dans le tumulte parisien. Ça court, ça parle fort, ça klaxonne, ça ne me laisse que peu d'espace pour m'entendre penser. Aujourd'hui, c'est différent, il semblerait que ça ne me suffise pas, il semblerait que ça ne camoufle pas le désordre de mon intérieur, il semblerait que la protection ne soit plus assez étanche. 

Pour maximiser les bienfaits de la pollution sonore, j'essaie donc d'y ajouter quelques autres artifices qui en général fonctionnent plutôt bien. Une bière, puis deux, une troisième cigarette, la quatrième va suivre, l'œil affuté du chasseur qui cherche une nouvelle proie à se mettre sous la dent. Ma panoplie habituelle. Maintenant, il me faudrait un peu de chance pour que ça marche, un coup de pouce du hasard. Il me faudrait l'arrivée d'une femme, une trentenaire jolie et discrète, il me faudrait qu'elle s'asseye à côté de moi, qu'à un moment elle regarde dans ma direction, que je la sente rougir sous mon regard appuyé. Il me faudrait qu'elle réprime un sourire, que je devine sans effort qu'elle n'attend qu'un mouvement de ma part, il me faudrait ces quelques minutes pendant lesquelles je prépare les mots qui vont faire mouche, ces précieux instants où ma stratégie se dessine dans ma tête alors même que je n'y réfléchis pas vraiment, il me faudrait voir un signal de top départ au premier geste équivoque qu'elle me destinera secrètement, il me faudrait avoir à agir vite et bien pour ne pas manquer la fenêtre qu'elle aura timidement entrouverte. 

Voilà ce qu'il me faudrait là maintenant, du défi pas trop dur à réaliser, une âme à séduire, à flatter, à sublimer, une femme à rendre princesse pour une nuit, une chaleur dans laquelle me perdre, m'investir, m'oublier. Quelqu'un qui m'aiderait sans le savoir à porter le poids des jours, du temps qui passe, des rides qui se creusent, de la solitude qui s'installe, des besoins inassouvis, des symptômes de manque, du vide de sens, de l'obscurité, des doutes qui assaillent, des peurs irraisonnées. Juste quelques heures.

Juste de longues minutes pendant lesquelles je ferais comme si demain n'existait pas. Ce demain au cours duquel tout ce que j'ai fui pendant la nuit revient me hanter. Magnifié par la culpabilité d'avoir égoïstement abusé de la crédulité d'une femme qui mérite mieux que de tomber sur moi. Exacerbé par le dégoût que mes pratiques m'inspirent. Multiplié par la honte de ne pas chercher à me défaire de mes schémas habituels.

Vite, chasser ces sombres pensées de mon esprit avant qu'elles ne m'éloignent de mon objectif. Une autre bière pourrait aider. 

Remettre de la conscience dans mon regard qui s'évadait vers l'invisible, lever les yeux en espérant croiser ceux du patron.

Mais tomber sur les tiens.

Tomber...

...en amour, en admiration, en désarroi, en inconfort.

Balayer d'un geste mental tous les "il me faudrait" que j'avais soigneusement listés quelques minutes auparavant. 

Sentir que là, maintenant, depuis toi, tout ce qu'il me faudrait, c'est recommencer à respirer.

© Isa – février 2015

samedi 7 février 2015

"Pas là pour ça"

"Mais c'est qui, elle ? C'est qui, et qu'est-ce qu'elle me veut ? Elle est bizarre putain. Elle me tourne autour sans arrêt, et merde, j'ai rien fait pour ça moi. J'ai pas cherché, j'ai pas provoqué. J'étais juste là, comme posé sur un meuble à sa portée, elle m'a mis la main dessus et elle ne me lâche plus, on dirait qu'elle va plus jamais me laisser être le jouet d'un(e) autre et je ne sais fichtre rien du pourquoi elle me fait ça.

Elle me connaît même pas. Elle n'a aucune idée de ce à quoi je ressemble, je crois même pas avoir eu l'occasion de lui dire comment je m'appelle. Tout ça c'est à cause d'Internet. Ce truc est en capacité de mettre en rapport deux personnes qui se seraient jamais croisées ailleurs, nous on s'est croisés, je l'ai vue, elle m'a vu, je sais même plus comment ça a démarré, mais toujours est-il qu'aujourd'hui, à J+3 fois rien de notre rencontre, elle m'envahit avec une ténacité que je pensais pas possible. Pas si tôt, pas comme ça.

Et je suis pas là pour ça. Je sais pas c'qu'elle imagine de moi, c'qu'elle projette de nous, mais je suis pas là pour ça, moi. Elle a dû tomber sur plein de putain de dalleux, des mecs morts de faim qui la faisaient se sentir importante pour pouvoir mieux lui montrer qu'elle ne l'était pas, j'sais pas, y a de la faille derrière son comportement, y a de la fêlure, y a du vécu sordide, c'est sûr. Sinon comment expliquer qu'elle ait dégainé son grappin aussi rapidement ? J'en sais rien, je suppose, j'extrapole sûrement, mais y a forcément une explication, et ça m'échappe un peu.

J'ai même l'impression qu'elle est partout. Elle me rend paranoïaque de mes autres contacts, l'autre jour je me souviens, une autre me parlait, une dont j'avais absolument aucune idée de l'identité, et bim bam boum en moins de 12 secondes je me suis imaginé que c'était elle, est-ce que c'était elle ? Si c'était elle c'est bizarre quand même putain, ELLE ME VEUT QUOI à la fin ? Et comment je vais me sortir de ça ? Comment je dois agir, moi ?

Je sais rien d'elle, vaguement son âge, enfin je crois, vaguement son physique, y a quelques photos et elle donne des infos, vaguement son prénom, en tout cas ça ressemble à un prénom, vaguement d'où elle est mais vraiment j'suis pas sûr. Et puis c'est quoi sa vie ? La nana est tout le temps là, elle a pourtant l'air d'être prise par ailleurs, parfois elle parle comme si elle manquait d'amour, parfois elle parle comme si elle manquait de gens autour d'elle, et puis tout à coup elle a l'air comblée, radieuse, amoureuse, entourée, alors elle parle de la musique qu'elle écoute et des plats qu'elle cuisine et des personnes avec qui elle est, on s'y perd j'te jure qu'on a d'quoi s'y perdre carrément.

Je sens bien qu'elle voudrait que je bascule, que ça me titille assez pour que je lui réclame de s'expliquer, je m'y refuse, je lui échappe encore un peu tant que je peux, mais ça va pas tenir longtemps, elle a finir par venir vers moi autrement, en approche plus directe, plus masquée des autres mais plus claire pour moi, elle tournera plus autour du pot, elle va se dévoiler et je vais devoir la décevoir, je vais devoir la calmer, je vais devoir la rejeter, et j'aime pas trop faire ça moi, j'aime pas trop dire non, je sens bien que je vais même pas me sentir flatté, même pas t'imagines, je devrais pourtant, c'est flatteur de susciter de l'intérêt normalement, mais là c'est plus bizarre que flatteur et le moment où je vais devoir mettre fin à sa parade nuptiale provoque déjà quelques angoisses.

J'suis pas là pour ça, moi. Pour m'angoisser de tout ça, quoi. Ceci dit malgré l'angoisse, j'attends le moment avec un peu d'impatience quand même, ça sonnera le glas, les choses seront carrées, elle passera à autre chose et je pourrai retourner à mes divagations habituelles sans sursauter dès qu'elle arrive, sans espérer le soulagement de quand elle partira, sans être en tension entre l'arrivée et le départ. Vivement quand même. Parce que ça m'inspire rien qui vaille tout ça. Rien de gérable.

Ça m'inspire juste du super bizarre, et j'suis pas là pour ça, moi."

© Isa – février 2015

mercredi 4 février 2015

"Tu ne devrais pas me manquer autant"

« Tu ne devrais pas me manquer autant », se répétait-il dans sa tête comme si elle avait le pouvoir d’entendre ce qui s’y passait. Il se le disait au moment exact où ses yeux s’ouvraient pour la première fois de la journée. Il se le disait en regardant son café couler. Il se le disait dans le miroir de la salle de bains pendant qu’il se rasait. Il se le disait en voyant les ombres de celles qui ne lui arrivaient pas à la cheville, dans toutes les rames de tous les métros, tous les matins. Il se le disait quand il refermait la porte de son bureau, soudain soulagé d’être enfermé seul avec elle à l’intérieur de lui. Il se le disait en feignant d’écouter son ami et collègue parler de ses enfants au déjeuner. Il se le disait pour ne pas s’endormir pendant les interminables réunions qui (dé)rythmaient ses après-midis. Il se le disait dans l’ascenseur qui le ramenait vers son appartement. Il le lâchait du bout dès lèvres aussitôt qu’il s’affalait sur son canapé : « tu ne devrais pas me manquer autant, putain ». Et il soufflait. Il soupirait. Il se gavait de bêtises télévisuelles dans l’unique but de s’abrutir d’autre chose que d’elle.

Elle n’était pas vraiment partie, pourtant. Mais elle n’était pas vraiment là non plus. Elle l’appelait parfois, il était toujours tard, elle était toujours triste, elle demandait si elle pouvait passer le voir, il se demandait si c’était une bonne idée, mais bien avant qu’il ne se réponde à lui, il lui répondait à elle. Et c’était toujours oui. Toujours. Il n’avait jamais vraiment essayé de refuser, pour voir. Voir comment elle le prendrait. Insisterait-elle ? Se vexerait-elle ? Comprendrait-elle qu’il a besoin de plus ? Voir comment il le vivrait, lui. Se sentirait-il fort ? Se sentirait-il fier d’avoir résisté ? S’en voudrait-il d’avoir laissé filer une des rares occasions de passer du temps avec elle ? Trop de questions suspendues pour qu’il tente le coup. Alors c’était toujours oui. Toujours.

Elle arrivait et tout autour fondait. Les murs de l’appartement, les coussins du canapé, les draps sur le lit, tout s’embrasait. Elle irradiait d’un charisme qui le faisait chavirer, une enfant blessée dans le corps d’une femme fatale, elle était tout à la fois, aussi ingénue qu’affirmée, aussi gibier que chasseur, aussi froide que charnelle. Elle était d’une beauté à lui couper le souffle, à lui retourner les intestins, une beauté qu’il ne savait pas mettre de côté, qu’il ne pouvait pas ignorer. Il lui suffisait d’arriver pour que tout autour fonde, et lui avec.

Elle ne restait que quelques heures. Le temps de quelques verres de vin. Le temps de quelques mots, quand elle voulait parler. De quelques silences, quand elle ne voulait pas. Le temps de quelques caresses, le temps d’une étreinte tantôt brutale, tantôt d’une infinie douceur. C’est elle qui décidait.

Puis elle repartait. Laissant partout chez lui des traces de son passage furtif. Un long cheveu blond sur l’oreiller. Un parfum ambré flottant dans toutes les pièces. Une boucle d’oreille cachée dans les draps. Alors il prenait le bijou et le serrait fort, comme un talisman, comme un trésor. Il ne savait pas quand il pourrait le lui rendre, ni même s’il aurait un jour l’occasion de le faire. C’est elle qui décidait.

« Tu ne devrais pas me manquer autant », se disait-il au moment où l’interphone retentit. Il a mis une fraction de seconde à réaliser que le son ne provenait pas de la télé et une de plus pour arriver à la porte d’entrée. Il était fébrile quand il a décroché. Il n’a pas parlé.

- C’est moi. Je crois que j’ai oublié une boucle d’oreille la dernière fois.

Il a appuyé sur le bouton sans répondre.
Elle était là. De nouveau. Enfin.

© Isa – février 2015

mercredi 28 janvier 2015

L'hiver, c'est presque fini

C’est compliqué, l’hiver. C’est long, c’est froid, le vent souffle, parfois il pleut, les journées sont courtes, on n’en voit pas le bout, on ne voit rien d’autre que la brume, que la nuit qui s’éternise, on ne sent plus rien que la faim permanente, se nourrir pour se réchauffer, se nourrir pour ne pas manquer d’énergie, puis dormir, dormir longtemps, dormir tout son soûl comme pour hiberner, pour accélérer le temps, dormir pour espérer se réveiller quand enfin le monde dehors sera de nouveau accueillant.

Pendant ce temps-là, tu vis tout un tas de trucs un peu traumatisants, les fêtes de fin d’année qui font s’agiter les gens dans tous les sens, ils courent pour consommer, ils courent pour gaver les autres de choses dont la nécessité n’est pas toujours évidente, ils courent pour se gaver eux-mêmes d’artifices et de gourmandises et de parures et d’habits de lumière, puis ils courent pour aller festoyer, danser un peu, manger beaucoup, trinquer à un aujourd’hui qui n’est déjà plus de la même année qu’hier, souhaiter du bon et du beau, « et la santé surtout ! », faire des vœux pieux, se promettre des choses, savoir par avance qu’on se ment un peu et qu’on n’y arrivera pas vraiment, mais le faire quand même, c’est le rituel, on ne peut pas y couper. Mais toi tu vis tout ça un peu à contresens, tu les vois courir et s’agiter mais tu ne vas pas vraiment dans la même direction, ce n’est pas que tu ne veux pas, c’est juste que ta réalité n’est pas la même, toi les gens avec qui tu voudrais partager tout ça ils sont loin, ils sont soit au bout du monde à avoir trop chaud pendant que tu souffres du froid, soit dans un univers au sein duquel ils ne veulent plus de toi alors que tu crèves de leur absence, t’as pas vraiment la tête à danser et courir et t’agiter du coup, tu voudrais juste t’enfermer un peu, rester au chaud sous ta couette, ne pas voir les lumières dehors, ne pas regarder les bêtisiers à la télé, ne surtout pas croiser d’être humain d’ailleurs, parce que tout ça est sur toutes les lèvres, tous les écrans, tous les putains de poteaux électriques qui se parent d’étoiles à la con et de rennes en pointillés jaunes et tu trouves ça moche, mais t’es pas objective.

Evidemment tu ne peux pas vraiment te cacher, c’est un peu compliqué, y a quand même la vie qui coule en parallèle, même si le temps semble s’être arrêté sur le thème du « il fait froid mais faisons la fête ! » y a quand même tout le reste, les factures à payer, le gibier à chasser pour faire bouillir la marmite, l’argent à faire rentrer dans les caisses du ménage, ça reste encore le nerf de la guerre, y a pas de recette miracle qui ferait qu’on peut s’en passer, donc on s’en fout que ce soit décembre et que tu pleures à l’intérieur en permanence, on s’en fout totalement, réveille-toi quand même tous les matins, colle-toi ce sourire bien fake sur le visage et va au charbon, va chercher bonheur en te fabriquant jour après jour ta prochaine fiche de paye. Du coup, tu dois enclencher le pilote automatique, garder les réflexes de sociabilité et de gentillesse développés depuis que tu es en âge de comprendre qu’il y a des choses qu’il te faudra toujours feindre quoi qu’il t’en coûte, t’as l’habitude mais la période est un peu plus dure que les autres, rapport aux larmes du dedans qui s’arrêtent jamais, rapport au froid qu’il faut combattre par des couches et des couches qui te font te sentir encore plus vilaine que ce que tu penses déjà habituellement de ta propre petite personne, rapport aux nuits qui sont longues et Dieu sait que t’as jamais aimé ça toi, la nuit, ça fait peur bouh, rapport à ce que t’as tout le temps faim alors que tu voudrais faire un 36 et du coup c’est compliqué.

Mais t’y vas, tu prends ton courage dans tes deux petites mains toutes asséchées par le grand méchant hiver, tu enfonces ton casque sur tes oreilles, ça fait couler dedans un peu d’énergie sonore, heureusement y a la musique, putain ça t’a toujours tellement sauvée ça, du coup quand t’avances tu danses un peu, tu sais pas faire autrement, tu montes les escaliers en sautillant et t’arrives au bureau gonflée à bloc d’une énergie dont tu connais parfaitement le caractère factice mais tu t’en fous c’est quand même ça qui va te faire tenir jusqu’au soir alors on s’empêche d’être trop regardant et on prend ce qu’il y a à prendre.

Et puis janvier avance et tu te dis qu’on touche le bout, déjà l’hérésie festive est derrière nous, allez encore quelques semaines et ça va aller, tu t’accroches à l’idée qu’avec le printemps toi aussi tu vas renaître, genre t’es une fleur, genre t’es une hirondelle, c’est un peu de la poudre aux yeux ma grande, mais si ça te fait du bien de le penser alors accroche-toi vas-y, agrippe-toi jusqu’à t’en faire saigner les mains, d’façon elles sont déjà niquées à cause du froid, elles ne sont plus à ça près.

Demain c’est février et après-demain c’est mars, avril approche à grand pas, il débouchera sur mai et tout le monde sait que le mois de mai c’est génial, y a les ponts, y a la douceur, y a le compteur de congés payés qui va enfin être renouvelé, y a les oiseaux qui se remettent à chanter, si c’est pas beau la vie, hein que c’est beau la vie ?

Commence pas trop à penser que ce sera aussi la période à laquelle les gens vont se mettre à parler très, très souvent de leurs vacances d’été qui arrivent bientôt, ah non va pas te mettre à penser à ça parce que sinon on est pas sortis de la berge, pour toi les mois de juillet et août ils puent un peu la mort tellement t’as du boulot alors ils riment pas avec vacances – d’ailleurs ils sont cons les gens, ni « juillet » ni « août » ne rime avec « vacances », pff – enfin bref on pense pas à ça et on se concentre sur les oiseaux qui se remettent à chanter, c’est plus joli et plus gai, le reste on verra plus tard, on aura le temps d’y penser quand on sera grands.

Bon allez c’est pas le tout mais t’as un mois de janvier à aller clôturer, des gens à saluer, des élèves à former, des managers à épater, des amis à rassurer, une famille à chouchouter, bref arrête un peu de geindre, sourire fake, épaules redressées, buste gonflé, te voilà parée, go.

© Isa – janvier 2015

jeudi 8 janvier 2015

#JeSuisCharlie

Dieu que j’ai aimé la minute qui a immédiatement suivi mon réveil ce matin. Celle pendant laquelle je ne me souvenais pas. Celle pendant laquelle j’ai eu envie de râler parce qu’il est tôt. Celle pendant laquelle je n’étais que moi, devant accomplir tous les gestes quotidiens maintes fois répétés avant d’aller travailler. Celle pendant laquelle rien d’autre que ça n’existait.

Dieu que cette minute a été courte.

Elle a filé si vite qu’en un rien de temps tout est revenu. L’horreur, la barbarie. Les images que je n’aurais pas dû regarder. Les cris de ces hommes trahissant leur fierté. Le bras levé de cet autre, couché à terre, trahissant sa peur. Vaine supplication d’une merci qu’on ne lui aura pas accordée. Les larmes des proches, la voix tremblante de leur ami de toujours qui n’arrivait pas vraiment à parler mais qui a promis de ne plus jamais se taire.

Le beau m’est revenu aussi. Les bougies allumées tout autour du monde, les banderoles, les dessins, les lumières. Les rassemblements spontanés, citoyens, humains. Des milliers d’hommes et de femmes qui forment une chaîne tout autour de la France pour montrer que nous faisons bloc. L’écho de nos manifestations dans chaque grande ville du monde. Les messages de soutien venant de partout, dans toutes les langues. Nous sommes beaux quand nous sommes Charlie.

Et puis, comme si ces souvenirs ne suffisaient pas, il m’a fallu allumer la radio, vite. Entendre d’autres que moi en parler. Savoir que je ne suis pas la seule à y penser. Constater qu’aujourd’hui c’est encore un peu hier, qu’on est encore sous le choc, dans l’incompréhension, dans la révolte.

Voir aussi que les artistes du monde entier répondent avec leur art. Ils dessinent, ils écrivent, ils chantent. Parce qu’ils peuvent encore le faire, eux. Parce que ceux qui sont morts ont lutté pour la liberté d’expression, et qu’il nous faudra l’utiliser encore et encore, et plus fort encore, pour leur rendre hommage. Pour que ce ne soit pas vain…

Partout, des dessins de crayons plus forts que les armes. J’aime ce message d’espoir. J’aime que l’art s’exprime encore. C’est avec ça qu’on arrivera à avancer. Avec du beau.

Aujourd’hui je suis en deuil, je suis triste et blessée. La femme, la Française, la citoyenne du monde, l’humaniste, la croyante, l’artiste, toutes mes facettes ont été meurtries hier. Toutes mes facettes pleurent. Mais je resterai debout, forte et vivante pour prolonger leur existence, et je parlerai pour ne pas qu’on entende le silence criant de leur absence.

Aujourd’hui, moi aussi je suis Charlie.

© Charlie – 8 janvier 2015