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samedi 12 juillet 2014

L'arrivée

(Épisode précédent ici)

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Elle était arrivée à Paris au début du mois d'août. Trois mois après l'électrochoc qui l'avait poussée à quitter la province calme et brumeuse où elle ne respirait plus, elle s'enivrait désormais des vapeurs de pollution, des klaxons incessants et du soleil de plomb, lourd, omniprésent. L'été était là, il s'était installé alors qu'on ne l'attendait plus, et avait balayé d'un coup de ciel bleu toutes les médisances de ceux qui le pensaient boudeur.

En posant ses valises dans le petit appartement qu'une lointaine connaissance lui sous-louait pour quelques mois, Marie s'autorisa enfin à regarder en arrière et à revenir sur ce dimanche pluvieux qui avait vu sa vie changer. Elle se souvint alors de la vitesse à laquelle elle avait rejoint le cocon familial, de sa course effrénée dans les escaliers pour atteindre la salle de bains, de son visage qu'elle avait lavé à grande eau comme pour s'assurer qu'elle était bien éveillée et de son reflet dans le miroir qui lui était apparu comme l'ultime confirmation que sa décision était la bonne. Elle se souvint aussi être redescendue au salon bien plus calme, envahie d'une sérénité qu'elle ne connaissait pas vraiment, forte d'une détermination nouvelle et salvatrice. Elle avait alors aidé sa mère en cuisine, discuté politique avec son père, survolé d'un œil connaisseur les devoirs de son petit frère, et avait pris soin de mettre dans chacun de ses gestes la même application qu'à l'accoutumée, s'empêchant toute démonstration d'une quelconque nervosité, attendant le moment propice où il lui faudrait parler. L'occasion lui a été donnée lors du dîner pendant lequel, pleine d'une certitude qui prenait le pas sur la peur, elle leur avait annoncé à tous les trois qu'elle voulait s'en aller.

Les semaines qui ont suivi ont été rythmées par les quelques démarches incontournables pour tout nouveau départ. Rédiger une lettre de démission et mettre de l'ordre dans les dossiers qu'elle laissait à son successeur. Partir en quête d'un toit où s'abriter et mettre de l'ordre dans la chambre d'enfant qu'elle avait toujours connue. Préparer son entourage à son absence et mettre de l'ordre dans les relations qu'elle entretenait avec ceux qu'elle quittait. Faire ses valises et mettre de l'ordre dans tout ce qu'elle avait accumulé jusqu'à lors. Prendre des rendez-vous ici et là, à la banque, au garage, avec les parents des enfants à qui elle donnait régulièrement des cours particuliers, mettre de l'ordre dans chaque recoin d'une vie qu'elle s'apprêtait à bouleverser. Sans vraiment qu'elle en ait conscience, tout cela lui avait permis de vivre son départ comme un réel projet, construit et pensé, bien plus que comme une fuite en avant, désordonnée, impulsive et lâche. Elle avait pris le temps de faire les choses comme il fallait qu'elles soient faites, sans précipitation, avec une énergie qu'on ne lui connaissait pas, et chacune des étapes franchies avait rassuré son entourage, amis, famille, qui, bien que surpris par la soudaineté de sa décision, avaient alors compris que la démonstration de force qu'elle déroulait sous leurs yeux était une preuve irréfutable de son besoin de partir pour de bon.

Puis le jour J était arrivé. Elle était montée dans sa voiture sans regard en arrière et s'était même surprise de ne pas pleurer. Même le tremblement de ses mains sur le volant trahissait l'excitation bien plus que la nervosité. Et en démarrant le moteur elle avait senti au bout de la clé de contact l'allégorie du démarrage d'une nouvelle vie, partir pour recommencer à zéro, partir comme en quête d'un nouveau sens à donner.

La destination n'avait fait l'objet d'aucune réflexion, Paris s'était imposée en une fraction de seconde. La capitale qui bouillonne, qui bouge, qui vit la nuit autant que le jour, l'art, les rues pavées, la foule et l'anonymat confortable qu'elle offrait, c'était là et nulle part ailleurs que Marie voulait renaître. C'était là et nulle part ailleurs qu'elle voulait se réinventer.

Et là, maintenant, alors qu'elle venait d'entrer dans cet appartement où elle apprendrait à vivre seule pour la toute première fois, de nouveau la tête lui tournait. Mais cette fois, plus de peur, plus de craintes, et pas la moindre appréhension à affronter l'étourdissement devenu familier. Elle savait que cette fois il naissait d'un sentiment incomparable de liberté, de la faim de découvrir, de la soif d'apprendre, de la nécessité de se découvrir, du besoin de s'apprendre.

Son premier réflexe, avant même de faire le tour des quelques mètres carrés qui serviraient de théâtre à son nouveau départ, fut de se diriger d'un pas décidé vers la salle d'eau où elle espérait trouver un miroir dans lequel elle croiserait son reflet. Trois mois après la dernière fois où elle s'était regardée avec autant d'intensité, ce qu'elle y vit l'emmena à un niveau supérieur de réjouissance. Bien sûr, c'était encore elle, ses cheveux en cascade, ses yeux fatigués par le réveil matinal et le voyage, ses joues rougies par l'émotion. Bien sûr, elle se retrouvait dans les plis de son front, dans le grain de beauté dans son cou, dans les quelques tâches de rousseur sur son nez. 

Mais il y avait aussi, collé sur sa bouche et ricochant partout sur son visage, un sourire qu'elle n'avait encore jamais vu, de ces sourires qui s'étendent d'une oreille à l'autre, généreux, naturels, spontanés. De ces sourires qui hurlent le bonheur et l'affichent sans pudeur, sans réserve, sans mesure.

Elle ne se reconnaissait pas dans la forme bien étrange qu'il donnait à son visage, mais elle trouva cela si joli, si seyant, si normal et si puissant qu'elle se promit à cet instant de tout faire pour le reproduire aussi souvent que possible.

Se faire cette promesse silencieuse la poussa à un nouveau constat, violent, puissant : ce sourire méritait mieux que le reste du corps qui l'entourait, mieux que les vêtements fades qui venaient ternir son éclat, mieux que le teint blafard qui l'empêchait de rayonner pleinement, mieux que la lourde chevelure qui tombait tout autour en cherchant à le dissimuler. Il y avait tout à refaire pour réellement le sublimer.

Sans prendre le temps de s'installer, de regarder autour d'elle, de se reposer des heures épuisantes passées sur les routes qui l'avaient conduites ici, elle attrapa son sac et ses clés et sortit en trombe de l'appartement. 

Ce matin, elle avait réussi à partir. Mais il lui restait une ultime marche à grimper avant d'être tout à fait arrivée. 

Il lui fallait maintenant tout changer. Elle ne serait prête qu'une fois tout à fait transformée.

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© Isa – juillet 2014

dimanche 6 juillet 2014

La décision

C'était arrivé au cours d'un mois de mai qui se prenait pour novembre. Les feuilles au sol, le vent et la pluie fine en continu, les températures qui se refusaient à décoller. Le printemps n'avait pas encore réussi à se frayer un chemin pour naître d'un hiver bien décidé à jouer les prolongations, il faisait froid, il faisait sombre, il faisait triste aussi.

Elle était la seule de son entourage à apprécier ce caprice de la météo. Quand les autres s'impatientaient que pointent enfin des journées plus ensoleillées, elle se réjouissait de ce que la Nature lui offrait comme répit. Pendant quelques jours encore, elle pouvait se camoufler derrière écharpes et bonnets, pendant quelques jours encore, elle pouvait couvrir ses jambes sans que cela ne suscite étonnement et incompréhension.

Elle portait en bandoulière des complexes si envahissants qu'ils auraient pu se voir depuis la Lune et les étoiles, et les quelques mois de l'année pendant lesquels elle pouvait les recouvrir de couches et de couches de vêtements douillets lui étaient indispensables pour, en dessous, tenter d'épaissir la carapace de peau qui prendrait le relais du tissu une fois les beaux jours arrivés. Chaque année, le même rituel, les mêmes réflexes. Chaque année, quelques mois pour se faire à l'idée de devoir surmonter les suivants.

Pourtant, dans les yeux des autres, Marie était jolie. Un corps aux proportions harmonieuses, un visage fin aux allures de bijou orné de deux pierres bleu azur, de longs cheveux d'un brun profond, lourds, épais, qui descendaient jusqu'au milieu de son dos. Mais dans son miroir, elle ne voyait que la honte de n'être qu'elle-même, si inférieure à toutes ces autres qu'elle voyait défiler affichant avec grâce toute l'étendue de leur féminité, si faible face à leur assurance, si empotée face à leur élégance.

Alors Marie souffrait, se cachait, se tapissait dans chaque recoin d'ombre et attendait sans y croire qu'un jour quelque chose la sortirait de force de sa morosité.

Et puis, ce jour de mai frisquet, alors qu'elle se promenait sur la digue déserte, elle fut prise d'un étourdissement dont elle ignorait la provenance et eût soudainement besoin de s'asseoir pour apaiser les signaux déchaînés envoyés par son corps. Ce n'était pas la première fois que cela arrivait, c'était même devenu récurrent ces derniers temps, tant et si bien qu'elle avait pris la décision de faire une batterie d'examens médicaux qui n'avaient rien donné. Et aujourd'hui, là face à la mer et entourée de sa forteresse de solitude, elle sentait l'urgence vitale de prendre quelques minutes pour analyser l'émoi qui l'envahissait et, en parallèle, comprit que pour une fois elle avait en elle la force de ne pas fuir devant le chamboulement qui avait lieu à l'intérieur de chacun de ses organes. Il était temps d'affronter.

Combien de temps était-elle restée là, les jambes se balançant au-dessus de l'eau, les cheveux au vent, les yeux mouillés par le froid mordant ? Elle l'ignorait. Elle avait perdu toute notion du temps quand elle s'était enfermée dans ses pensées, quand elle s'était verrouillée au fond, tout au fond de son inconscient qu'elle s'attachait fort à rendre intelligible. 

Que s'était-il passé autour pendant ce temps-là, l'avait-on observée, sa présence étrange et immobile avait-elle été remarquée par quelque rare badaud passant au loin ? Elle ne le savait pas. Elle s'était emmurée dans elle-même, étanche et imperméable à la vie qui coulait autour d'elle, le besoin étant de se retrouver face à son intérieur plutôt qu'à ce qui existait au-delà de sa propre enveloppe corporelle.

Finalement qu'importaient le temps écoulé et les autres autour qui restaient un mystère, puisque Marie était sortie de ce moment de torpeur forte d'une décision qu'elle savait incontournable. Elle ne savait pas encore ce qui l'attendait, les réponses qu'elle obtiendrait, les personnes qu'elle rencontrerait. Elle ne savait pas encore ce qu'elle apprendrait d'elle, ce qu'elle recevrait de la vie, les obstacles qu'elle aurait à surmonter, les épreuves qu'elle aurait à endurer.

Mais il n'y avait qu'une seule chose à faire, qu'un seul pas à franchir, qu'un seul mouvement à initier. Le reste n'était que détails et fioritures, le reste n'était qu'inquiétudes à ignorer. Il serait bien temps de tous les gérer... après.

Aujourd'hui, Marie sût enfin qu'elle se devait à elle-même, bien plus qu'aux autres qui l'aimaient, d'aller renaître ailleurs.

Aujourd'hui, Marie décida de partir.


© Isa – juillet 2014

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