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mercredi 28 janvier 2015

L'hiver, c'est presque fini

C’est compliqué, l’hiver. C’est long, c’est froid, le vent souffle, parfois il pleut, les journées sont courtes, on n’en voit pas le bout, on ne voit rien d’autre que la brume, que la nuit qui s’éternise, on ne sent plus rien que la faim permanente, se nourrir pour se réchauffer, se nourrir pour ne pas manquer d’énergie, puis dormir, dormir longtemps, dormir tout son soûl comme pour hiberner, pour accélérer le temps, dormir pour espérer se réveiller quand enfin le monde dehors sera de nouveau accueillant.

Pendant ce temps-là, tu vis tout un tas de trucs un peu traumatisants, les fêtes de fin d’année qui font s’agiter les gens dans tous les sens, ils courent pour consommer, ils courent pour gaver les autres de choses dont la nécessité n’est pas toujours évidente, ils courent pour se gaver eux-mêmes d’artifices et de gourmandises et de parures et d’habits de lumière, puis ils courent pour aller festoyer, danser un peu, manger beaucoup, trinquer à un aujourd’hui qui n’est déjà plus de la même année qu’hier, souhaiter du bon et du beau, « et la santé surtout ! », faire des vœux pieux, se promettre des choses, savoir par avance qu’on se ment un peu et qu’on n’y arrivera pas vraiment, mais le faire quand même, c’est le rituel, on ne peut pas y couper. Mais toi tu vis tout ça un peu à contresens, tu les vois courir et s’agiter mais tu ne vas pas vraiment dans la même direction, ce n’est pas que tu ne veux pas, c’est juste que ta réalité n’est pas la même, toi les gens avec qui tu voudrais partager tout ça ils sont loin, ils sont soit au bout du monde à avoir trop chaud pendant que tu souffres du froid, soit dans un univers au sein duquel ils ne veulent plus de toi alors que tu crèves de leur absence, t’as pas vraiment la tête à danser et courir et t’agiter du coup, tu voudrais juste t’enfermer un peu, rester au chaud sous ta couette, ne pas voir les lumières dehors, ne pas regarder les bêtisiers à la télé, ne surtout pas croiser d’être humain d’ailleurs, parce que tout ça est sur toutes les lèvres, tous les écrans, tous les putains de poteaux électriques qui se parent d’étoiles à la con et de rennes en pointillés jaunes et tu trouves ça moche, mais t’es pas objective.

Evidemment tu ne peux pas vraiment te cacher, c’est un peu compliqué, y a quand même la vie qui coule en parallèle, même si le temps semble s’être arrêté sur le thème du « il fait froid mais faisons la fête ! » y a quand même tout le reste, les factures à payer, le gibier à chasser pour faire bouillir la marmite, l’argent à faire rentrer dans les caisses du ménage, ça reste encore le nerf de la guerre, y a pas de recette miracle qui ferait qu’on peut s’en passer, donc on s’en fout que ce soit décembre et que tu pleures à l’intérieur en permanence, on s’en fout totalement, réveille-toi quand même tous les matins, colle-toi ce sourire bien fake sur le visage et va au charbon, va chercher bonheur en te fabriquant jour après jour ta prochaine fiche de paye. Du coup, tu dois enclencher le pilote automatique, garder les réflexes de sociabilité et de gentillesse développés depuis que tu es en âge de comprendre qu’il y a des choses qu’il te faudra toujours feindre quoi qu’il t’en coûte, t’as l’habitude mais la période est un peu plus dure que les autres, rapport aux larmes du dedans qui s’arrêtent jamais, rapport au froid qu’il faut combattre par des couches et des couches qui te font te sentir encore plus vilaine que ce que tu penses déjà habituellement de ta propre petite personne, rapport aux nuits qui sont longues et Dieu sait que t’as jamais aimé ça toi, la nuit, ça fait peur bouh, rapport à ce que t’as tout le temps faim alors que tu voudrais faire un 36 et du coup c’est compliqué.

Mais t’y vas, tu prends ton courage dans tes deux petites mains toutes asséchées par le grand méchant hiver, tu enfonces ton casque sur tes oreilles, ça fait couler dedans un peu d’énergie sonore, heureusement y a la musique, putain ça t’a toujours tellement sauvée ça, du coup quand t’avances tu danses un peu, tu sais pas faire autrement, tu montes les escaliers en sautillant et t’arrives au bureau gonflée à bloc d’une énergie dont tu connais parfaitement le caractère factice mais tu t’en fous c’est quand même ça qui va te faire tenir jusqu’au soir alors on s’empêche d’être trop regardant et on prend ce qu’il y a à prendre.

Et puis janvier avance et tu te dis qu’on touche le bout, déjà l’hérésie festive est derrière nous, allez encore quelques semaines et ça va aller, tu t’accroches à l’idée qu’avec le printemps toi aussi tu vas renaître, genre t’es une fleur, genre t’es une hirondelle, c’est un peu de la poudre aux yeux ma grande, mais si ça te fait du bien de le penser alors accroche-toi vas-y, agrippe-toi jusqu’à t’en faire saigner les mains, d’façon elles sont déjà niquées à cause du froid, elles ne sont plus à ça près.

Demain c’est février et après-demain c’est mars, avril approche à grand pas, il débouchera sur mai et tout le monde sait que le mois de mai c’est génial, y a les ponts, y a la douceur, y a le compteur de congés payés qui va enfin être renouvelé, y a les oiseaux qui se remettent à chanter, si c’est pas beau la vie, hein que c’est beau la vie ?

Commence pas trop à penser que ce sera aussi la période à laquelle les gens vont se mettre à parler très, très souvent de leurs vacances d’été qui arrivent bientôt, ah non va pas te mettre à penser à ça parce que sinon on est pas sortis de la berge, pour toi les mois de juillet et août ils puent un peu la mort tellement t’as du boulot alors ils riment pas avec vacances – d’ailleurs ils sont cons les gens, ni « juillet » ni « août » ne rime avec « vacances », pff – enfin bref on pense pas à ça et on se concentre sur les oiseaux qui se remettent à chanter, c’est plus joli et plus gai, le reste on verra plus tard, on aura le temps d’y penser quand on sera grands.

Bon allez c’est pas le tout mais t’as un mois de janvier à aller clôturer, des gens à saluer, des élèves à former, des managers à épater, des amis à rassurer, une famille à chouchouter, bref arrête un peu de geindre, sourire fake, épaules redressées, buste gonflé, te voilà parée, go.

© Isa – janvier 2015

jeudi 8 janvier 2015

#JeSuisCharlie

Dieu que j’ai aimé la minute qui a immédiatement suivi mon réveil ce matin. Celle pendant laquelle je ne me souvenais pas. Celle pendant laquelle j’ai eu envie de râler parce qu’il est tôt. Celle pendant laquelle je n’étais que moi, devant accomplir tous les gestes quotidiens maintes fois répétés avant d’aller travailler. Celle pendant laquelle rien d’autre que ça n’existait.

Dieu que cette minute a été courte.

Elle a filé si vite qu’en un rien de temps tout est revenu. L’horreur, la barbarie. Les images que je n’aurais pas dû regarder. Les cris de ces hommes trahissant leur fierté. Le bras levé de cet autre, couché à terre, trahissant sa peur. Vaine supplication d’une merci qu’on ne lui aura pas accordée. Les larmes des proches, la voix tremblante de leur ami de toujours qui n’arrivait pas vraiment à parler mais qui a promis de ne plus jamais se taire.

Le beau m’est revenu aussi. Les bougies allumées tout autour du monde, les banderoles, les dessins, les lumières. Les rassemblements spontanés, citoyens, humains. Des milliers d’hommes et de femmes qui forment une chaîne tout autour de la France pour montrer que nous faisons bloc. L’écho de nos manifestations dans chaque grande ville du monde. Les messages de soutien venant de partout, dans toutes les langues. Nous sommes beaux quand nous sommes Charlie.

Et puis, comme si ces souvenirs ne suffisaient pas, il m’a fallu allumer la radio, vite. Entendre d’autres que moi en parler. Savoir que je ne suis pas la seule à y penser. Constater qu’aujourd’hui c’est encore un peu hier, qu’on est encore sous le choc, dans l’incompréhension, dans la révolte.

Voir aussi que les artistes du monde entier répondent avec leur art. Ils dessinent, ils écrivent, ils chantent. Parce qu’ils peuvent encore le faire, eux. Parce que ceux qui sont morts ont lutté pour la liberté d’expression, et qu’il nous faudra l’utiliser encore et encore, et plus fort encore, pour leur rendre hommage. Pour que ce ne soit pas vain…

Partout, des dessins de crayons plus forts que les armes. J’aime ce message d’espoir. J’aime que l’art s’exprime encore. C’est avec ça qu’on arrivera à avancer. Avec du beau.

Aujourd’hui je suis en deuil, je suis triste et blessée. La femme, la Française, la citoyenne du monde, l’humaniste, la croyante, l’artiste, toutes mes facettes ont été meurtries hier. Toutes mes facettes pleurent. Mais je resterai debout, forte et vivante pour prolonger leur existence, et je parlerai pour ne pas qu’on entende le silence criant de leur absence.

Aujourd’hui, moi aussi je suis Charlie.

© Charlie – 8 janvier 2015