Pages

dimanche 22 février 2015

Il me faudrait...

Tiens, c'est déjà la troisième cigarette que j'allume. Pas mal, en une demie-heure. Symptomatique de mon ennui, de ma légère ivresse, et de mon envie de les dissimuler tous les deux. Surtout ne montrer aucun signe de nervosité ou d'empressement. Paraître détendu, ouvert, confiant. Surtout ne pas me faire avoir par une gestuelle révélatrice d'un quelconque trouble. Je ne suis pas le seul prédateur aux alentours, potentiellement pas le seul donc à lire entre les lignes de l'attitude. A ma droite, une quadra qui paraît dix ans de moins scrute la terrasse avec un air détaché qui trompe tout le monde sauf moi. Nous nous sommes reconnus. J'ai détecté ses artifices. Elle est belle, elle le sait, une beauté froide et chic, le genre que j'ai aimé convoiter il y a quelques années. Plus ma came aujourd'hui. Et je ne suis pas non plus la sienne, elle les préfère plus jeunes, plus malléables, moins éprouvés par la vie. Nous nous sommes reconnus, avons chacun deviné le sourire intérieur de l'autre. Puis nous avons détourné le regard. A ma gauche, deux adolescentes en chasse, ne sachant pas encore s'en cacher. Bien trop jeunes pour maîtriser leur sujet. Elles regardent chacun des hommes qui passent, se murmurent leurs impressions puis en rient à gorges déployées. Inévitablement, leurs yeux reviennent se poser sur moi. Est-ce ma barbe mal rasée qui les attire ? Mon indifférence, les 25 ans qui nous séparent ? Certainement un mélange de tout ça. Je n'y prête guère attention, je ne suis pas encore entré dans cette phase, que mes amis me prédisent tous, où l'homme cherche à se magnifier dans le regard de femmes en âge d'être leurs filles, je n'ai même pas besoin de lutter pour échapper à ça, pas encore. J'y viendrai peut-être.

Rien d'autre à l'horizon. Le va-et-vient du patron qui distribue les verres et les sourires. Quelques passants pressés, d'autres qui flânent. Les bruits de la ville en fond sonore, familiers, rassurants. Permanents. Je trouve habituellement une certaine forme de réconfort dans le tumulte parisien. Ça court, ça parle fort, ça klaxonne, ça ne me laisse que peu d'espace pour m'entendre penser. Aujourd'hui, c'est différent, il semblerait que ça ne me suffise pas, il semblerait que ça ne camoufle pas le désordre de mon intérieur, il semblerait que la protection ne soit plus assez étanche. 

Pour maximiser les bienfaits de la pollution sonore, j'essaie donc d'y ajouter quelques autres artifices qui en général fonctionnent plutôt bien. Une bière, puis deux, une troisième cigarette, la quatrième va suivre, l'œil affuté du chasseur qui cherche une nouvelle proie à se mettre sous la dent. Ma panoplie habituelle. Maintenant, il me faudrait un peu de chance pour que ça marche, un coup de pouce du hasard. Il me faudrait l'arrivée d'une femme, une trentenaire jolie et discrète, il me faudrait qu'elle s'asseye à côté de moi, qu'à un moment elle regarde dans ma direction, que je la sente rougir sous mon regard appuyé. Il me faudrait qu'elle réprime un sourire, que je devine sans effort qu'elle n'attend qu'un mouvement de ma part, il me faudrait ces quelques minutes pendant lesquelles je prépare les mots qui vont faire mouche, ces précieux instants où ma stratégie se dessine dans ma tête alors même que je n'y réfléchis pas vraiment, il me faudrait voir un signal de top départ au premier geste équivoque qu'elle me destinera secrètement, il me faudrait avoir à agir vite et bien pour ne pas manquer la fenêtre qu'elle aura timidement entrouverte. 

Voilà ce qu'il me faudrait là maintenant, du défi pas trop dur à réaliser, une âme à séduire, à flatter, à sublimer, une femme à rendre princesse pour une nuit, une chaleur dans laquelle me perdre, m'investir, m'oublier. Quelqu'un qui m'aiderait sans le savoir à porter le poids des jours, du temps qui passe, des rides qui se creusent, de la solitude qui s'installe, des besoins inassouvis, des symptômes de manque, du vide de sens, de l'obscurité, des doutes qui assaillent, des peurs irraisonnées. Juste quelques heures.

Juste de longues minutes pendant lesquelles je ferais comme si demain n'existait pas. Ce demain au cours duquel tout ce que j'ai fui pendant la nuit revient me hanter. Magnifié par la culpabilité d'avoir égoïstement abusé de la crédulité d'une femme qui mérite mieux que de tomber sur moi. Exacerbé par le dégoût que mes pratiques m'inspirent. Multiplié par la honte de ne pas chercher à me défaire de mes schémas habituels.

Vite, chasser ces sombres pensées de mon esprit avant qu'elles ne m'éloignent de mon objectif. Une autre bière pourrait aider. 

Remettre de la conscience dans mon regard qui s'évadait vers l'invisible, lever les yeux en espérant croiser ceux du patron.

Mais tomber sur les tiens.

Tomber...

...en amour, en admiration, en désarroi, en inconfort.

Balayer d'un geste mental tous les "il me faudrait" que j'avais soigneusement listés quelques minutes auparavant. 

Sentir que là, maintenant, depuis toi, tout ce qu'il me faudrait, c'est recommencer à respirer.

© Isa – février 2015

samedi 7 février 2015

"Pas là pour ça"

"Mais c'est qui, elle ? C'est qui, et qu'est-ce qu'elle me veut ? Elle est bizarre putain. Elle me tourne autour sans arrêt, et merde, j'ai rien fait pour ça moi. J'ai pas cherché, j'ai pas provoqué. J'étais juste là, comme posé sur un meuble à sa portée, elle m'a mis la main dessus et elle ne me lâche plus, on dirait qu'elle va plus jamais me laisser être le jouet d'un(e) autre et je ne sais fichtre rien du pourquoi elle me fait ça.

Elle me connaît même pas. Elle n'a aucune idée de ce à quoi je ressemble, je crois même pas avoir eu l'occasion de lui dire comment je m'appelle. Tout ça c'est à cause d'Internet. Ce truc est en capacité de mettre en rapport deux personnes qui se seraient jamais croisées ailleurs, nous on s'est croisés, je l'ai vue, elle m'a vu, je sais même plus comment ça a démarré, mais toujours est-il qu'aujourd'hui, à J+3 fois rien de notre rencontre, elle m'envahit avec une ténacité que je pensais pas possible. Pas si tôt, pas comme ça.

Et je suis pas là pour ça. Je sais pas c'qu'elle imagine de moi, c'qu'elle projette de nous, mais je suis pas là pour ça, moi. Elle a dû tomber sur plein de putain de dalleux, des mecs morts de faim qui la faisaient se sentir importante pour pouvoir mieux lui montrer qu'elle ne l'était pas, j'sais pas, y a de la faille derrière son comportement, y a de la fêlure, y a du vécu sordide, c'est sûr. Sinon comment expliquer qu'elle ait dégainé son grappin aussi rapidement ? J'en sais rien, je suppose, j'extrapole sûrement, mais y a forcément une explication, et ça m'échappe un peu.

J'ai même l'impression qu'elle est partout. Elle me rend paranoïaque de mes autres contacts, l'autre jour je me souviens, une autre me parlait, une dont j'avais absolument aucune idée de l'identité, et bim bam boum en moins de 12 secondes je me suis imaginé que c'était elle, est-ce que c'était elle ? Si c'était elle c'est bizarre quand même putain, ELLE ME VEUT QUOI à la fin ? Et comment je vais me sortir de ça ? Comment je dois agir, moi ?

Je sais rien d'elle, vaguement son âge, enfin je crois, vaguement son physique, y a quelques photos et elle donne des infos, vaguement son prénom, en tout cas ça ressemble à un prénom, vaguement d'où elle est mais vraiment j'suis pas sûr. Et puis c'est quoi sa vie ? La nana est tout le temps là, elle a pourtant l'air d'être prise par ailleurs, parfois elle parle comme si elle manquait d'amour, parfois elle parle comme si elle manquait de gens autour d'elle, et puis tout à coup elle a l'air comblée, radieuse, amoureuse, entourée, alors elle parle de la musique qu'elle écoute et des plats qu'elle cuisine et des personnes avec qui elle est, on s'y perd j'te jure qu'on a d'quoi s'y perdre carrément.

Je sens bien qu'elle voudrait que je bascule, que ça me titille assez pour que je lui réclame de s'expliquer, je m'y refuse, je lui échappe encore un peu tant que je peux, mais ça va pas tenir longtemps, elle a finir par venir vers moi autrement, en approche plus directe, plus masquée des autres mais plus claire pour moi, elle tournera plus autour du pot, elle va se dévoiler et je vais devoir la décevoir, je vais devoir la calmer, je vais devoir la rejeter, et j'aime pas trop faire ça moi, j'aime pas trop dire non, je sens bien que je vais même pas me sentir flatté, même pas t'imagines, je devrais pourtant, c'est flatteur de susciter de l'intérêt normalement, mais là c'est plus bizarre que flatteur et le moment où je vais devoir mettre fin à sa parade nuptiale provoque déjà quelques angoisses.

J'suis pas là pour ça, moi. Pour m'angoisser de tout ça, quoi. Ceci dit malgré l'angoisse, j'attends le moment avec un peu d'impatience quand même, ça sonnera le glas, les choses seront carrées, elle passera à autre chose et je pourrai retourner à mes divagations habituelles sans sursauter dès qu'elle arrive, sans espérer le soulagement de quand elle partira, sans être en tension entre l'arrivée et le départ. Vivement quand même. Parce que ça m'inspire rien qui vaille tout ça. Rien de gérable.

Ça m'inspire juste du super bizarre, et j'suis pas là pour ça, moi."

© Isa – février 2015

mercredi 4 février 2015

"Tu ne devrais pas me manquer autant"

« Tu ne devrais pas me manquer autant », se répétait-il dans sa tête comme si elle avait le pouvoir d’entendre ce qui s’y passait. Il se le disait au moment exact où ses yeux s’ouvraient pour la première fois de la journée. Il se le disait en regardant son café couler. Il se le disait dans le miroir de la salle de bains pendant qu’il se rasait. Il se le disait en voyant les ombres de celles qui ne lui arrivaient pas à la cheville, dans toutes les rames de tous les métros, tous les matins. Il se le disait quand il refermait la porte de son bureau, soudain soulagé d’être enfermé seul avec elle à l’intérieur de lui. Il se le disait en feignant d’écouter son ami et collègue parler de ses enfants au déjeuner. Il se le disait pour ne pas s’endormir pendant les interminables réunions qui (dé)rythmaient ses après-midis. Il se le disait dans l’ascenseur qui le ramenait vers son appartement. Il le lâchait du bout dès lèvres aussitôt qu’il s’affalait sur son canapé : « tu ne devrais pas me manquer autant, putain ». Et il soufflait. Il soupirait. Il se gavait de bêtises télévisuelles dans l’unique but de s’abrutir d’autre chose que d’elle.

Elle n’était pas vraiment partie, pourtant. Mais elle n’était pas vraiment là non plus. Elle l’appelait parfois, il était toujours tard, elle était toujours triste, elle demandait si elle pouvait passer le voir, il se demandait si c’était une bonne idée, mais bien avant qu’il ne se réponde à lui, il lui répondait à elle. Et c’était toujours oui. Toujours. Il n’avait jamais vraiment essayé de refuser, pour voir. Voir comment elle le prendrait. Insisterait-elle ? Se vexerait-elle ? Comprendrait-elle qu’il a besoin de plus ? Voir comment il le vivrait, lui. Se sentirait-il fort ? Se sentirait-il fier d’avoir résisté ? S’en voudrait-il d’avoir laissé filer une des rares occasions de passer du temps avec elle ? Trop de questions suspendues pour qu’il tente le coup. Alors c’était toujours oui. Toujours.

Elle arrivait et tout autour fondait. Les murs de l’appartement, les coussins du canapé, les draps sur le lit, tout s’embrasait. Elle irradiait d’un charisme qui le faisait chavirer, une enfant blessée dans le corps d’une femme fatale, elle était tout à la fois, aussi ingénue qu’affirmée, aussi gibier que chasseur, aussi froide que charnelle. Elle était d’une beauté à lui couper le souffle, à lui retourner les intestins, une beauté qu’il ne savait pas mettre de côté, qu’il ne pouvait pas ignorer. Il lui suffisait d’arriver pour que tout autour fonde, et lui avec.

Elle ne restait que quelques heures. Le temps de quelques verres de vin. Le temps de quelques mots, quand elle voulait parler. De quelques silences, quand elle ne voulait pas. Le temps de quelques caresses, le temps d’une étreinte tantôt brutale, tantôt d’une infinie douceur. C’est elle qui décidait.

Puis elle repartait. Laissant partout chez lui des traces de son passage furtif. Un long cheveu blond sur l’oreiller. Un parfum ambré flottant dans toutes les pièces. Une boucle d’oreille cachée dans les draps. Alors il prenait le bijou et le serrait fort, comme un talisman, comme un trésor. Il ne savait pas quand il pourrait le lui rendre, ni même s’il aurait un jour l’occasion de le faire. C’est elle qui décidait.

« Tu ne devrais pas me manquer autant », se disait-il au moment où l’interphone retentit. Il a mis une fraction de seconde à réaliser que le son ne provenait pas de la télé et une de plus pour arriver à la porte d’entrée. Il était fébrile quand il a décroché. Il n’a pas parlé.

- C’est moi. Je crois que j’ai oublié une boucle d’oreille la dernière fois.

Il a appuyé sur le bouton sans répondre.
Elle était là. De nouveau. Enfin.

© Isa – février 2015