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vendredi 24 janvier 2014

...victime de la nuit...

Les nuits blanches, c’est pas vraiment ton truc.
Surtout parce que tu as passé l’âge d’être en capacité physique de les anticiper, de les vivre et de les assumer. Aussi un peu parce qu’avec tout ce qui te trotte dans la tête il arrive forcément un moment où tu tombes d’épuisement, de fatigue psychique, tu sais qu’il faut que ça s’arrête alors tu trouves l’interrupteur et tu appuies violemment dessus.
Ceci étant dit on ne peut pas non plus vanter la qualité de ton sommeil.
Elles ont beau ne pas être blanches, tes nuits à toi ne sont pas toutes noires non plus. A l’image d’un ciel d’hiver qui peine à choisir entre clarté et obscurité, elles sont d’un grisâtre un peu déprimant, mais tu t’y es habituée.
T’as arrêté de dormir du sommeil du juste quand t’avais 13 ans. Quand, pour la première fois, au détour d’un rêve un peu plus agité que les autres, tu t’es réveillée en pleine nuit et tu as constaté l’horreur. Sa présence là, au pied de ton lit, s’abreuvant des mots que tu couchais sur ton journal intime. Un sourire indescriptible sur les lèvres, les yeux vitreux, une main glissée dans le bas de son pyjama. L’horreur incarnée, matérialisée, palpable. Tu t’étais dépêchée de refermer les yeux, espérant qu’il n’ait pas eu le temps de s’apercevoir qu’ils avaient été ouverts pendant ces dernières secondes, serrant fort dans tes poings ta couette rose et bleue, dernière barrière, ultime protection contre ses assauts terrifiants. Tu avais presque arrêté de respirer, puis avais réalisé qu’au contraire il te fallait simuler une respiration profonde et régulière pour faire croire à l’endormissement serein.
C’est ce soir là que tu as appris à ne dormir que d’un œil, vigilante, méfiante, toujours en veille face à la possible approche du danger. Le sommeil qui, comme pour toute adolescente, t’était auparavant d’un réconfort absolu, était devenu lui aussi un espace où il te fallait rester sur tes gardes. Lui que tu retrouvais avant comme on retrouve le calme après la tempête était devenu le prolongement des souffrances endurées la journée. Tu ne pouvais plus t’y réfugier après avoir subi la monstruosité de ses doigts inquisiteurs puisque désormais tu savais qu’il te volait tes nuits tout autant que tes journées.
Depuis, tu ne dors plus vraiment. Tu tombes souvent d’avoir veillé trop tard, d’avoir attendu trop longtemps pour te blottir dans ton lit, et tu t’offres à ce moment là quelques heures de répit pendant lesquelles tu n’es jamais tout à fait sereine. Puis tu te réveilles en sursaut, on est quelque part au beau milieu de la nuit, et même si les décors ont changé, même si cette fois tu as choisi l’homme qui est à tes côtés, tu repars 15 ans en arrière, tu retrouves ta couette rose et bleue, tu la serres fort encore. Parfois tout cela est accompagné d’une petite goutte au coin de ton œil, que tu t’empresses d’essuyer avant qu’elle ne se transforme en torrent. Souvent ta respiration devient incontrôlable, elle s’accélère, se saccade, comme une vengeance pour toutes ces fois où tu as dû la rendre indécelable.
Tu n’as aucun autre choix que celui de sortir du lit, de la chambre, de l’obscurité. Tu allumes toutes les lumières sur ton passage, tu mets de la musique dans tes oreilles, tu avales des litres de caféine brûlante. Tes yeux auraient tellement envie de se fermer, ton corps de s’allonger, ton esprit de s’abandonner, mais c’est plus fort que toi, tu ne peux pas, tu ne veux pas retrouver l’état de vulnérabilité totale dans lequel tu te trouves quand tu es endormie. Plus jamais.
Autour de toi personne ne comprend que tu ne dormes que 4 heures par nuit. Que ta définition de la grasse matinée ne dépasse jamais 7 heures. On te prend pour un alien, on se moque de tes cernes, de tes nombreux « je suis fatiguée » que tu finis par arrêter de prononcer tant, en face, ils aiment à te renvoyer dans tes pénates quand tu oses te plaindre de tes nuits bien trop courtes. Si seulement ils comprenaient… Si seulement ils savaient…
Aujourd’hui tu pourrais t’accorder quelques heures de repos supplémentaires, les nuits ont été plus courtes que d’habitude, plus alcoolisées aussi. Et pourtant… Avec la régularité d’un métronome, tu bondis avant 6 heures et déclenches le rituel habituel. La lumière, le café, la musique.
Et puis vite te retrouver entourée, même virtuellement, de présences réconfortantes qui cacheront celle, aussi déroutante qu’imaginée là, maintenant, quinze ans après, aussi dégueulasse que fabriquée de toute pièce maintenant qu’il est à 10 000 kilomètres de toi, de celui qui aura décoloré chacune de tes nuits, à tout jamais.

 © Isa – janvier 2014

NB : ce qui vient avant est ici

8 commentaires:

  1. Je ne peux pas dire que ça me plaît parce que ça me bouleverse !

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  2. Ton article aborde un sujet qui est malheureusement encore un tabou. Les violences sexuelles chez l'enfant qui s'exercent au sein du foyer familial est une abomination. Cet endroit est censé être le plus sécurisant, le plus rassurant, le plus réconfortant. Mettre des mots sur cette atrocité est un premier pas pour retrouver la sérénité pendant ces nuits trop longues

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  3. Bouleversant! je n'ai pas à te dire ce que tu dois faire. Pourtant je le dis: Porte plainte!!!!

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  4. Faire du beau avec du sale. L'herbe qui repousse après l'incendie. C'est déjà une victoire.

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