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lundi 10 février 2014

...limitée...

T’as toujours eu besoin de dire. Partager, expier, te libérer. Beaucoup pensent que c’est une bonne chose d’ailleurs. Que tu as raison d’oser parler. Que c’est comme ça qu’on avance, comme ça qu’on évacue les rancœurs. Qu’on donne la possibilité de réparer quand c’est cassé ou de panser quand c’est douloureux.
Du coup, puisque t’as toujours été plutôt encouragée à le faire, tu le fais. Tu sors de toi les mots, les maux, l’émotion.
Evidemment, tu le fais ici, dans ton petit espace à mi-chemin entre le jardin secret et la place publique. Voit qui veut, lit qui a envie, commente qui en a quelque chose à dire, tu n’imposes rien, tu poses seulement, et ce qui se passe après ne dépend déjà plus de toi.
Parfois, ça provoque quelques réactions. Parfois, ça laisse indifférent. C’est le jeu ma pauv’ Lucette, c’est pile ou face, t’es habituée à ça et ça te va. La vidange est faite, ceux qui comptent ont regardé le flot sortir, ceux pour qui tu comptes essaient de poser un garrot ou, au pire, épongent le sol, et c’est déjà ça.

Et puis parfois… Une crise, une envie, quelque chose de l’ordre de l’incontrôlable te pousse à ne plus parler à tous mais à tout balancer à un. Pourtant tu le sais, qu’il ne le faudrait pas, que tu n’es pas douée pour les face-à-face.

Parce qu’il est rare, très rare, que ça ressemble à un dîner aux chandelles. Quand tu as le temps, tu montes le décor, dresses la table, allumes les bougies parfumées. C’est intime, chaleureux, ça sent bon, le vin repose dans sa carafe à décanter, tu portes une jolie robe et tes yeux sont maquillés. C’est tout beau, t’es toute belle, tout autour n’est que sérénité et invitation à la confidence. Du coup, quand ton invité arrive, t’es en confiance, t’as plus qu’à l’installer, à l’enivrer un peu, et les mots coulent entre vous naturellement, sans forcer, sans heurter. Ils sont tout enrobés d’un mélange très justement dosé de saveurs diverses qui ont toutes un rôle à jouer : de l’amer pour évoquer les regrets, de l’acide pour parler des conflits, du sucré pour décrire les plaisirs. Ton message passe, il est clair, il est juste, tu l’as préparé avec tellement de délicatesse qu’il ne peut être que correctement reçu. Tu dis et c’est entendu.

Mais il y a surtout ces fois, bien plus nombreuses, où tu n’es pas en mesure de prendre le temps. Même si tu le voulais, tu ne le pourrais pas. L’urgence de dire est bien trop forte, bien trop là, et rien d’autre ne compte plus à ce moment-là que d’extraire de ton dedans tout ce que l’autre en face doit intégrer en lui. Le décor est bien moins propice, tu le choppes entre deux portes, tu le déranges dans son quotidien faits de galères de tunes et de couches à changer et de réunions tardives et de cafetière en panne. Il est là, fébrile, ailleurs, fatigué, et tu joues avec ta mitraillette à mots, tu dégaines, tu tires sans viser, en rafale, il titube, tombe, et même s’il est à terre tu continues parce que tu n’arrives plus à t’arrêter. Tu as tellement hurlé tes mots que tu les as même presque vomis, c’est sale et ça pue et tu as mal partout, le bide, la gorge, la bouche, et l’autre en face il a mal pareil, pire encore, et vous voilà bien beaux tous les deux, bien avancés aussi d’ailleurs, à n’être que douleur et épuisement. Tu ressors de la pièce par la toute petite porte, tes larmes redoublent au moment où tu comprends que bien plus que la culpabilité, ce que tu ressens au fond c’est quand même le soulagement. Tu as dit et même si le message n’est pas passé, tu as dit et c’est tout ce qui comptait. Evidemment deux jours après tu réalises que tout ça n’a servi à rien, que c’était vain et stérile, que l’autre en face est encore tout assommé et n’a toujours pas pigé ce que tu as tenté de dire, mais cette fois-ci tu es de nouveau assez lucide pour comprendre que c’est toi qui n’as pas vraiment su parler. Et qu’il te faut tout recommencer. Autrement, mieux, version dîner aux chandelles plutôt. Plus efficace, t’sais. Mais avant ça il te faudra digérer.

Voilà, vis avec ta difficulté permanente à communiquer, à rassurer, à exprimer sans accuser, à cajoler avec des mots, à faire du bien, à mettre des pansements sur des plaies. Vis avec ta façon de parler agressive, brutale, sans douceur, sans baume. Vis avec ton visage fermé, dur, sans sourire, sans expression amicale. Vis avec tes bras qui pendent alors qu’il faudrait câliner, vis avec tes mains qui se crispent alors qu’il faudrait caresser, vis avec ta voix qui beugle alors qu’il faudrait susurrer. Vis avec tes limites et tes barrières et tes doutes à la con et tes peurs imbéciles d’être trop guimauve – ce qui t’empêche de ne l’être qu’un peu, comme il faudrait, comme c’est bon pour l’autre. Vis avec ton mal de bide constant à force de décevoir et de ne pas savoir rectifier, vis avec tes incapacités et tes impossibilités et toutes les excuses que ton cerveau arrivera toujours à trouver pour sans cesse te dédouaner. Vis avec ta pudeur qui t’éloigne, avec tes mécanismes de défense qui t’isolent, avec tes réflexes de fuite et de tacle dans les tibias pour ne pas que l’autre puisse te rattraper. Vis avec ça mais arrête de te plaindre ma grande, ça commence à nous saouler.

© Isa – février 2014

4 commentaires:

  1. La plume n'était pas cassée ! J'en étais sûre !
    Juste aiguisée, la plume comme d'habitude...

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    1. Finalement elle a retrouvé le chemin du papier, elle s'était juste un peu perdue en route ;)

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  2. Quelle plume acérée et diablement juste .... Mais d'où tu me connais ?? ;-) Merci pour cet écrit juste et fort, dur et poignant, si intime et intrusif que j'en suis bouleversée, chamboulée, retournée comme une crêpe bretonne pur beurre ....Merci, merci, merci ....
    Marie @leraleurmasque

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    1. Merci Marie, d'être touchée et de le dire. A mon tour d'être bouleversée par cette démonstration :)
      Bienvenue par ici.

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