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mercredi 30 avril 2014

Histoire d'un caillou

Bien sûr que ce serait chouette qu'on soit tous livrés avec un mode d'emploi. Pas une de ces notices indéchiffrables qu'on trouve dans les emballages des meubles en kit, non, mais une vraie feuille de route qui indique où tu dois aller, et par quels chemins, en prenant quels détours et à quelle vitesse. Une sorte de GPS qui te mènerait tout droit au mode de pensée de l'autre, t'évitant les trous dans la route et les impasses, t'indiquant les moments exacts où il est permis d'appuyer sur l'accélérateur et te contraignant à lever le pied - voire à freiner - quand ça se bouscule un peu trop vite. Bien sûr que ça faciliterait les choses.

Évidemment t'as cherché ça partout, dans des livres, dans des magasins spécialisés, sur l'AppStore puis le PlayStore, mais t'as rien trouvé, ils mentaient chez Apple quand, dans les pubs pour refourguer leur came, ils disaient "qu'il y a une application pour tout". Y a pas d'application pour déchiffrer la personne en face de toi. Nulle part, jamais. T'es déjà tombée sur deux ou trois bouquins qui tentaient de t'expliquer la communication, le rapport à l'autre, le rapport à toi-même face à l'autre, tu t'y es intéressée, tu t'en es abreuvée, t'as tellement de mal à dialoguer que t'étais prête à tout tenter, y compris les sésames qu'on te vendait comme étant des passe-partout permettant d'ouvrir toutes les portes de tous ces autres. Mensonges. Inepties. Foutaises. Il y a tant et tant de serrures qu'il est impossible qu'il n'y ait qu'une seule clé.

Il t'a donc fallu accepter qu'il n'y a pas une manière de communiquer, mais autant qu'il y a de personnes avec qui tu souhaites que le dialogue soit riche et vrai. La recette miracle et universelle n'existe pas, tu pensais en être dépourvue de naissance, tu comprends qu'elle n'est même pas disponible sur le marché et que tu ne l'auras jamais.

C'est avec ce constat que tu as développé ton adaptabilité. S'adapter c'est d'abord prendre le temps d'observer, dans le comportement et les mots et les échanges de cet autre, ce qui le fait réagir, ce qui l'interpelle, ce à quoi il est sensible et ce qui le désarme. C'est ensuite prendre la pierre brute de ta façon à toi de faire, un marteau et des lunettes de protection, et commencer à taper pour fabriquer une nouvelle forme, lisse, polie, sur mesure, pile comme il faut pour qu'au final il ne reste de toi que ce qui peut être vu de l'autre. Certains pourraient dire que c'est se travestir, toi tu sais bien que non puisqu'il n'y a aucun additif, aucune métamorphose, le caillou que tu as taillé c'était toi, le résultat final ne peut être que toi, encore. 

Et à chaque nouvelle personne, recommencer. Repartir de la dernière forme obtenue et trancher encore. Fastidieux mais nécessaire enchaînement de mouvements travaillés au centimètre près, tu t'affines, tu te polis, tu gommes et tu coupes encore. Pour cadrer.

Puis un jour où le dialogue est moins évident que les précédents, tu t'interroges. Ai-je perdu ma capacité à me rendre perméable à ce qui me vient d'en face ? Pourquoi est-ce que soudainement je me retrouve bloquée ?

Tu regardes ta pierre et tu comprends immédiatement. Il n'en reste plus grand chose. Une toute petite bille, toute lisse et terne, de la taille d'un petit pois mais sans couleur et sans éclat, d'une transparence troublante. Tu sais que c'est toi, tu en es la matière première, mais tu ne te reconnais pas. Où sont les aspérités qui racontaient ton parcours, ta vie, ton œuvre ? Où sont les couleurs qui prouvaient ton dynamisme, ton enthousiasme, tes mouvements ? Où sont les paillettes qui reflétaient ta personnalité festive, enjouée, pétillante ? Plus rien de tout ça. A force de tailler, tu as ôté de l'équation ce qui faisait tes particularités.

Te voir ainsi, fade, banalisée, ternie, diminuée a été l'électrochoc qui a tout emporté. Tes bonnes résolutions d'entrer toujours dans les cases et les moules qui vont bien, ta capacité à te plier en quatre pour plaire et convenir et ne surtout pas prendre trop de place, ton envie d'être pour l'autre en face l'incarnation parfaite de ce qu'il attend de toi.

Depuis, tu as jeté le marteau et les lunettes.
Depuis, tu as appuyé sur RESET.
La vie t'a offert une nouvelle pierre, toute brute, énorme, difficile à porter parfois. Loin d'être parfaite, ni dans la forme ni dans la taille ni dans la perception que les autres peuvent en avoir. Mais éclatante et colorée et riche de toi. Porteuse de ton histoire, façonnée uniquement par tes échecs, mais brillante de tes succès.

Ta pierre, toi.
Toutes deux un peu à prendre ou à laisser, cette fois.
Te perdre encore toi-même te serait fatal, et tu sais bien que ceux qui comptent te préfèreront toujours dans l'excès de celle que tu es plutôt que dans l'insignifiance de celle que tu n'es pas.

Tu l'espères, en tout cas.

© Isa – avril 2014

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