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mercredi 12 mars 2014

Il y a des questions dans "je t'aime"

Toujours les trois mêmes petits mots qui reviennent comme une rengaine, comme un mantra. Tu les poses et tu attends leur impact sur la personne qui les reçoit au moment de la collision avec leurs oreilles ou leurs yeux. Tu attends fébrile, curieuse, impatiente, tu guettes les signes avant-coureurs de la réaction qu'ils vont provoquer, tu mesures le temps qui s'écoule avant le retour, si tant est qu'il y en ait un.

Je t'aime.

Trois mots qui te viennent naturellement, ça a toujours été le cas. Là où d'autres rechignent à les faire sortir de leurs bouches ou de leurs doigts, par pudeur, par peur ou "parce que c'est trop fort pour être dit", toi tu les balances toujours bien avant de réfléchir aux conséquences de la déclaration. Tu as le "je t'aime" facile, il ne demande qu'à être murmuré, crié ou écrit, il te vient quand d'autres choisiraient plutôt un "je suis bien avec toi", quand certains diraient "je t'adore", quand beaucoup y accoleraient un "bien" ou un "beaucoup" utilisés comme des variateurs d'intensité, pour ne pas que ce soit "trop".

Je t'aime.

Évidemment, derrière ces mots, il y a toujours une seule et même réalité. Ça déborde, tu es bien, quelque chose doit être dit pour exprimer l'émotion que tu ne maîtrises plus, et puisque l'urgence de le dire t'empêche d'avoir recours au dictionnaire des synonymes en quête d'un mot plus juste et/ou plus modéré, tu ne prends pas la peine de chercher à le formuler autrement et tu l'extrais brut, pur, dénué d'artifices et d'adverbes et tu les énonces tels quels.

Je t'aime.

Et pourtant, derrière ces mots, ne se trouvent jamais tout à fait les mêmes sentiments. Chacun de tes "je t'aime" est une boîte que tu poses là entre toi et la personne à qui tu l'envoies, une jolie petite boîte fabriquée à quatre mains, réceptacle du contenu de votre histoire, de votre relation, des sentiments que vous éprouvez l'un pour l'autre. Là-dedans, chacun d'entre vous y dépose un bout de lui, celui qu'il a envie de donner, de partager avec l'autre. Vous décidez ensemble de ce qui se cache derrière cette déclaration tombée nette telle un couperet, après que chacun ait tenté d'expliquer à l'autre, quand il aura eu le temps et l'énergie de le développer, ce qui pour lui est associé à ces trois petits mots enfin prononcés. Chacun dessine les limites exactes de cet amour, chacun expose les promesses qui y sont liées, chacun déverse ce qu'il voudrait que ces mots impliquent. Puis vous regardez tous les deux dans la boîte comment se sont mélangés les mots de l'un et de l'autre, et ce magma bouillant sera la sève de l'avenir que vous créerez ensemble, le ciment de l'histoire que vous allez écrire à deux. 

Je t'aime.

Pourtant, parfois, la vie ne te laisse pas le temps de fabriquer la boîte dans laquelle se poseront les contours exacts de cet amour qu'on t'inspire. Cette prise de conscience là t'est venue hier à la lecture d'un texte écrit justement par l'une de ces personnes que tu aimes fort, si fort, sans avoir pris le temps d'analyser à quel point fort et pourquoi si fort et comment si fort et ce que ça implique. Elle y dit "Et puis des fois c’est fulgurant. Tellement fulgurant que tu sais plus trop où t’en es, tu sais plus trop ce que c’est, amour, amitié, fraternité ?"* et le lire t'a fait l'effet d'une claque qui a rougi ta joue et fait monter tes larmes instantanément. Parce que oui parfois, la fulgurance des sentiments t'empêche de délimiter les frontières, et tu manques cruellement de discernement quant à ce que tu attends de cette histoire, quant à ce que tu as envie de mettre dans la boîte, et tu manques aussi de sérénité face à ce trop plein auquel tu ne t'attendais pas, tu ne sais plus bien ce que tu as le droit de dire, ce qu'il faut dire, ce que l'autre en face attend de toi. Tout n'est pas carré, et rien n'est filtré. Des pierres brutes non taillées, et elles brillent fort et c'est beau mais elles ne sont pas lissées donc elles blessent. Comme d'habitude, tu as dit sans prendre le temps d'y réfléchir avant, mais là, cette fois-là, tu as conscience qu'il te faudra redoubler d'effort pour poser le cadre dans lequel cet amour va pouvoir évoluer. Parce que c'est flou, parce que c'est inattendu. Parce que c'est surprenant. Parce que tu mélanges tout. Parce qu'à un moment tu as cru à une forme d'amour et qu'à la minute d'après il y a eu un regard, il y a eu un sourire, il y a eu un geste qui t'ont tous fait douter. Et avec tout ça là, avec tout ce qui bouillonne en toi sans que tu ne parviennes à le définir, il te faudra te lancer dans la construction de la boîte, c'est nécessaire, inévitable, l'autre en face l'attend, et même si tu ne sais pas encore ce que tu vas y mettre, la première étape sera forcément de fabriquer un contenant pour pouvoir délimiter. Avec tes doutes en planches de bois, tes questions en clous et ton envie en marteau, il faut que tu t'enfermes dans ton petit atelier et que tu te mettes à la tâche. Vite. Fort. Avec rigueur et concentration. Vite, vite la boîte. C'est en elle que se poseront tes futurs "je t'aime", protégés de l'extérieur. Et l'extérieur protégé d'eux aussi... surtout.

Je t'aime.

Et bien avant que Goldman ne devienne pour les jeunes que celui dont on reprend les tubes à tout va et sans grand talent, il était surtout le premier à dire qu' "il y a une question dans "je t'aime" qui demande "m'aimes-tu, toi ?"". On en est quelque part par là.


 © Isa – mars 2014

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* Le texte, magnifique, d'où est tiré cette phrase qui tape comme un uppercut, est à retrouver dans son intégralité sur le blog de @CinnamonFraise et tu peux le retrouver

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