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jeudi 22 octobre 2015

Boum

Tu crois que t'avances serein sur le fil d'une existence tracée au feutre indélébile, que tu gères ton allure et les détours que tu fais parfois, que tu estompes les retards cumulés à l'aide des quelques raccourcis que tu connais bien, que tu es en mesure de te situer à chaque seconde de chaque minute de chaque heure et de prévoir où tu seras à chaque seconde de chaque minute de chaque heure de dans dix ans, t'y crois fort, que tu gères le tout, que tu maîtrises les forces en présence et ton énergie.

Mais c'est insidieux, ces conneries. Inattendu, sournois, ça prend du temps à se dévoiler tout à fait, tu le sens pas vraiment arriver, un jour tu te réveilles et là c'est le drame, et là c'est le bug, la machine s'arrête, y a plus de jus, on est au-delà d'être sur la réserve, on est à sec, aucun voyant ne s'était allumé, aucune alarme n'avait retenti, une minute t'es bien et confiant et fort et la minute d'après c'est extinction brutale de toutes les loupiotes, le noir absolu, le chaos total, kaput, hors service, over

Alors ça craque de partout, les vannes s'ouvrent, le barrage explose, tout déborde, ça sort en longues giclées de larmes à peine catholiques, y a plus ni pudeur ni contexte ni gens autour, là tu t'en fous de où tu te trouves, à ton bureau, dans celui de ton patron, dans les chiottes d'une aire d'autoroute, au rayon péku de Carrefour Market à te dire que putain le triple épaisseur ça a quand même révolutionné ta vie, t'es peut-être dans les bras de la personne qui t'aime, ou trop loin d'elle, t'es attablé à la terrasse d'un café au serveur mal aimable, t'es dans les bouchons qui t'empêchent d'être là où faudrait que tu sois, t'es au téléphone avec ta mère/ton banquier/le prof principal du p'tit dernier/tout autre individu aussi pénible à supporter, on s'en fout de où t'es quand ça te prend, même si tu t'en souviendras toute ta vie, là tout de suite ça t'importe peu, l'important c'est de sortir le truc, de vite le virer hors de toi en urgence, tu savais pas que c'était là mais maintenant que ça se montre faut vite que ça sorte, que quelqu'un d'autre que toi se retrouve à fouiller dedans, toi tu peux pas regarder, c'est moche, ça t'a coûté presque ta vie de l'extirper faudrait pas qu'on te demande en plus d'aller autopsier, d'façon t'as plus la force, d'façon t'es vidé de tout, quand t'as sorti le problème t'as sorti en même temps la minuscule goutte d'énergie qu'il te restait encore, tant pis si t'en as plus que pour continuer à respirer, respirer ce sera déjà pas mal là les gars, pour le reste prenez tout et partez sans moi, je vais vous ralentir.

Juste après faudra quémander qu'on vienne te remplir le réservoir de carburant à coup de mots rassurants, de bras qui serrent fort, d'épaules sur lesquelles t'appuyer cinq minutes voire un peu plus parce que quand même la faiblesse et le tremblement des jambes et du coeur, que tu sentes peu à peu le niveau monter, ne rêve pas tu vas pas réussir tout de suite à remplir complètement, l'objectif est d'arriver à en obtenir suffisamment pour passer à l'étape suivante, l'étape suivante elle pue mais c'est soit ça soit te laisser crever alors tu sais bien que t'as pas tellement le choix, l'étape suivante c'est tenter de comprendre, c'est regarder là où t'as merdé et accepter toutes les fois où c'est les autres qu'ont merdé pour toi et où t'as fermé ta gueule, capter que c'est dans ces moments-là que t'as laissé le truc pourtant balaise et vilain s'insinuer dans ton esprit fragilisé par la vie et les épreuves et la routine et le quotidien, capter que c'est pas grave si t'as pas réagi avant, d'façon maintenant c'est fait, capter que ça sert à que dalle de trop te repentir sur ce que t'as fait ou pas fait, tu voulais comprendre donc c'est cool que t'aies regardé derrière mais maintenant surtout faut que tu regardes devant, comment tu vas reconstruire la machine, quels outils tu as à ta disposition, quels grosses tuiles de chantier il te faudra à tout prix éviter, comment faire tout ça sans t'abîmer plus mais au contraire en te construisant plus fort et plus sain et surtout, surtout, surtout plus heureux, le travail à faire est immense, ok t'as l'impression d'avoir pour ça que des deux putain de bras mais en fait non, si tu regardes bien y a d'autres trucs qui peuvent aider autour, l'étape suivante est d'accepter que tu peux compter sur ces trucs-là.

© Isa – octobre 2015

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