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dimanche 18 mai 2014

La vie d'artiste

T'es là, tu fais des trucs, ce dont tu as envie, tu vis à fond, tu ne te poses pas vraiment de question, à quoi ça sert les questions hein, on verra plus tard, on verra demain, on verra dans une prochaine vie. Et puis de toute façon t'as pas vraiment le temps de t'arrêter pour y penser, les secondes s'emballent, les minutes défilent, les aiguilles tournent de plus en plus vite et tu n'as pas d'autre choix que de croquer chaque instant à pleines dents, c'est ça ou risquer de le laisser filer à jamais. Avant, il y a une vie ou deux, tu te censurais souvent, tu ne profitais que peu, et tu as accumulé tellement de regrets depuis, tellement de "si j'avais osé", que tu ne veux plus jamais sentir le goût amer de ces moments qui passent sans que tu aies su les vivre pleinement. Si tu les avais dévorés, tu en aurais plutôt senti toute la saveur sucrée...

Donc maintenant, c'est advienne que pourra, on fonce et surtout on évite de réfléchir avant et encore moins pendant. Les amis, le vin, la fête, tout y passe et en multiplié, en beaucoup, en trop. Tu enchaînes les rencontres et les coups de cœur - "oh la la mais qu'est-ce qu'il/elle est sympa !" - tu discutes, tu souris, tu ris, tu partages, tu rends ta peau complètement perméable à tous les petits plaisirs des échanges, tu frissonnes et c'est bon. Les amis, le vin, la fête, les nuits blanches de ne pas dormir mais rouges d'être aussi vivante. Les excès et la démesure, la musique qui met le corps en mouvement malgré lui, descendre des escaliers sur des talons de 12 que tu ne maîtrises jamais aussi bien que quand tu es alcoolisée, te regarder dans le miroir et voir tes yeux pétiller, tes joues rosir, tes lèvres sourire. Ton cerveau bout mais tu n'écoutes pas, il n'y a que ton corps qui compte.

Et puis à un moment tout s'arrête. Tout le monde est parti, les bouteilles sont vides, la musique s'est tue. Tu n'as pas vu arriver la fin, tu es un peu sonnée, étourdie. Pourtant quand tu regardes autour, plus rien ne bouge, tout est calme, silencieux, presque ralenti. Mais ta tête va vite, tes pensées fusent, tu t'étonnes même que ce soit possible malgré l'absence de sommeil, malgré les relents d'alcool, ça va à 2000 à l'heure là-dedans et là tout de suite il faudrait figer un peu, calmer le jeu, prendre le temps de décoder les messages, et la caféine a toujours été la solution pour ça, tu commandes un crème, tu allumes une cigarette, la cent douzième depuis que tu t'es réveillée il y a bien plus de 24 heures, il est temps d'analyser.

Le constat est mitigé, hétérogène, multiple.

Il y a ton corps fatigué, épuisé, vidé. Il y a les premières courbatures dans les mollets et les cuisses, les pieds endoloris par les escarpins et la danse et ces foutus escaliers, les bleus un peu partout, nés de ta maladresse légendaire et démultipliée quand tu es sous l'emprise de l'alcool. Il y a ton dos en compote, les cernes sous tes yeux, ta gorge douloureuse d'avoir trop fumé, ce début de barre horizontale sous ton front, ta peau qui frissonne de ne plus avoir chaud.

Il y a ta vie sociale enrichie, forte de ces nouvelles rencontres, des quelques débats qui ont animé la nuit, agrémentée des sourires des uns et des autres, de leurs mots et de leurs regards, de votre complicité naissante, des verres qui s'entrechoquent quand vous trinquez à la vie, à l'amour, à l'amitié. Il y a la satisfaction d'avoir croqué tout ce que tu pouvais, la vie, l'amour, l'amitié. Tu as mordu dedans, tu en avais plein la bouche et les mains et les yeux, tu t'en es remplie jusqu'à plus soif, il n'y a plus une once de frustration en toi.

Et il y a les questions en rafale. Ai-je besoin de tout cela ? Saurais-je m'en passer si je le décidais ? N'en fais-je pas trop ? Est-ce encore de mon âge ? A cette dernière interrogation tu vois bien que ton corps te crie que non, que tu n'es plus en mesure de suivre ce rythme effréné, qu'il va te falloir des jours pour t'en remettre, que tu es lessivée et un peu vieille aussi, un peu sur le tard dans cet univers de débauche nocturne qui ne prend fin qu'au petit jour, que c'est fini tout ça, que ça doit s'arrêter, que tu t'inventes des capacités que tu n'as plus et que tu t'imagines que tu as raison de le faire pour ne pas perdre une miette.

Et est-ce que c'est ça, la vie ? Est-ce que c'est ça, le vrai et l'important ? Non, bien sûr que non, l'important c'est rentrer chez toi Isa, c'est ne pas trouver les clés au fond de ton sac à main et frapper à la porte en fredonnant "Knockin' on heaven's door" parce que bien sûr qu'il est là le paradis, derrière cette porte-là, dans les yeux de celui-ci qui t'attend derrière, ses yeux bleus immenses qui vont te couver de tellement d'amour que tu vas en vaciller, c'est ça le paradis, c'est le voir t'ouvrir et te sourire et te réfugier dans l'abri intemporel que t'offrent ses bras et sentir s'échapper de la cuisine les odeurs délicieuses de tout ce qu'il a préparé pour toi, c'est ça le paradis, c'est vous deux sur le canapé à vous raconter cette nuit loin de l'autre et à vous murmurer tout le bonheur que vous avez à enfin vous retrouver.

Et toi qui as toujours rêvé d'emplir ta vie de grands et beaux moments, vois donc comme celui-là te comble, vois donc comme il est d'une perfection ultime, inégalable, inébranlable. Rends-toi compte de la chance que tu as de retrouver ton nid, tes draps et ses bras. Le bonheur n'est pas au fond d'une bouteille de vin partagée entre inconnus ou presque, le bonheur n'est pas dans un bistrot parisien où tu vas si souvent que là-bas on ne connaît plus que toi, le bonheur n'est pas d'arpenter les rues à la recherche de sensations nouvelles et grisantes. Le bonheur, c'est te réveiller un dimanche matin, tourner la tête, voir qu'il est là.

Alors tu n'as plus qu'à espérer fort qu'il sera toujours là.

© Isa – mai 2014

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