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dimanche 19 octobre 2014

Il y a moi & moi

Ne crois-tu pas qu'il est un peu trop facile de reprocher à l'autre de ne t'offrir qu'une vision parcellaire de la personne qu'il est ? Je ne peux donner que ce que tu es prêt à recevoir de moi, ne dire que ce que tu es prêt à entendre, ne montrer que ce que tu es prêt à voir. Ce n'est pas moi que je cherche à dissimuler, c'est toi que je cherche à préserver, quand l'image que je décide de faire parvenir jusqu'à toi est tronquée selon un schéma bien précis, quand elle est entourée de zones d'ombre, quand elle n'est pas exhaustive.

Ne vois-tu pas que si j'évite de tout dévoiler, c'est parce que je ne sais que trop que tu n'es pas apte à appréhender ce que je suis dans son intégralité ? C'est toi qui choisis de ne voir qu'une facette plutôt que tous les contours, c'est toi qui te contentes du personnage sans creuser pour trouver la personne, c'est toi qui décides de t'arrêter quand le travail de fouille te semble trop ardu. Ce n'est pas moi que je rends mystérieuse, c'est toi que je pousse à t'interroger, à t'intéresser, et je ne t'imposerai jamais ce que visiblement tu ne cherches pas à deviner.

Je n'ai aucun problème avec celle que je suis. Je connais tous mes courages, toutes mes imperfections, toutes mes failles. Je suis consciente de chacun de mes défauts, de chacune de mes facettes, de chacun de mes personnages. Je sais les rôles que je joue, je sais les vérités que je dévoile. Je connais toutes les astuces que je décline pour ne mettre en lumière que ce que tu es en mesure de regarder, et je connais parfaitement ce qui se cache au-delà. Je me connais par cœur, je me pratique depuis des années, je sais quand je suis dans la représentation et quand je suis dans l'être, je sais quand ce que je dégage est déguisé par les conventions, je sais quand ce que je montre n'est paré d'aucun artifice.

Tu me dis actrice, tu me dis menteuse, tu me dis manipulatrice parfois. Te poses-tu la question de pourquoi je dois jouer, mentir et manipuler ? Imagines-tu un seul instant te retrouver face à toutes les femmes que je suis, d'un coup d'un seul, sans aucune parure et sans aucun trait caché ? Visualise. Serais-tu capable de gérer à la fois le personnage public, celui qui est surjoué parce qu'il s'adresse à un auditoire étendu qui n'attend que le superficiel, le drôle et le léger, ce personnage plein de confiance et d'estime qui assène ses vérités sans se soucier de ce qu'en pensent les autres, mais aussi la femme qui se cache derrière, pleine de doutes et de failles et de contradictions, celle qui est effrayée par les gens et par le monde et par les envies qui l'assaillent ? Arriverais-tu à t'y retrouver, si tu avais ces deux moi réunis dans un seul corps, là juste en face de toi ? Assumerais-tu de devoir jongler de l'un à l'autre, de devoir rire quand je me donne en spectacle, de devoir vite retrouver ton sérieux quand j'exprime du vrai et du douloureux et du dérangeant ? Saurais-tu regarder la petite fille qui crie et pleure à l'intérieur de moi quand, blessée par la vie, elle avoue ne plus se retrouver dans mes traits adultes, puis soudainement recommencer à rire et à badiner quand le personnage haut en couleurs reprendra le dessus ? As-tu vraiment envie de ça ?

Il y a plusieurs mondes dans le monde, plusieurs personnes dans une personne. Et une infinité de possibilités de recoupages entre chacune de ces personnes et chacun de ces mondes. Chaque recoupage que je dévoile à tes yeux, je le choisis soigneusement en fonction de ce que je te sais capable de supporter. Ne viens pas me reprocher de ne rien te dire de plus, comprends plutôt que c'est à toi de montrer que tu as envie de savoir, et que tu as les épaules pour le gérer. Ne viens pas m'accuser de surjouer, comprends plutôt que c'est à toi d'être en demande de quelque chose de plus simple, de plus vrai. C'est un travail que je ne peux pas faire pour toi, je suis déjà bien trop occupée à le faire pour mes propres attentes vis-à-vis de ceux que je côtoie. Observe, trie, décide, et dis-moi. Tout est aussi simple que ça.

Et si parfois tu jalouses certaines de mes relations avec d'autres, qui te paraissent démesurément fortes et entières et sans aucune comédie, sache qu'elles sont nées d'une demande de leur part, vraie, sincère, motivée par une réelle envie. Qu'à un moment ils ont dit "je veux tout", et que j'ai vu et entendu et senti que non seulement ils le pensaient vraiment, mais qu'en plus ils étaient en mesure d'en assumer les conséquences. Et ça c'est rare et cher, c'est rare et beau, c'est rare et précieux, et ces personnes-là se comptent sur les doigts de la main. 

Regarde ta main à toi : es-tu sûr que tu me veux sur l'un de ces cinq doigts ? Es-tu sûr qu'il y a vraiment une place pour moi ? Que je ne la vole à personne qui la mériterait plus, qui l'honorerait plus ? Tu n'as aucune certitude, n'est-ce-pas ? Alors ne viens pas me reprocher de ne pas me donner à toi. Prends plutôt de moi le personnage superficiel, l'image publique, ils sont là pour ça. 

J'assume sans pudeur l'air hautain que cela va me donner de le dire : le vrai moi ne se gaspille pas. C'est valable pour chacun d'entre nous. Ne nous gaspillons pas, et ne gaspillons pas les rares places qu'il y a sur chacun de nos doigts.

© Isa – octobre 2014

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