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mercredi 4 février 2015

"Tu ne devrais pas me manquer autant"

« Tu ne devrais pas me manquer autant », se répétait-il dans sa tête comme si elle avait le pouvoir d’entendre ce qui s’y passait. Il se le disait au moment exact où ses yeux s’ouvraient pour la première fois de la journée. Il se le disait en regardant son café couler. Il se le disait dans le miroir de la salle de bains pendant qu’il se rasait. Il se le disait en voyant les ombres de celles qui ne lui arrivaient pas à la cheville, dans toutes les rames de tous les métros, tous les matins. Il se le disait quand il refermait la porte de son bureau, soudain soulagé d’être enfermé seul avec elle à l’intérieur de lui. Il se le disait en feignant d’écouter son ami et collègue parler de ses enfants au déjeuner. Il se le disait pour ne pas s’endormir pendant les interminables réunions qui (dé)rythmaient ses après-midis. Il se le disait dans l’ascenseur qui le ramenait vers son appartement. Il le lâchait du bout dès lèvres aussitôt qu’il s’affalait sur son canapé : « tu ne devrais pas me manquer autant, putain ». Et il soufflait. Il soupirait. Il se gavait de bêtises télévisuelles dans l’unique but de s’abrutir d’autre chose que d’elle.

Elle n’était pas vraiment partie, pourtant. Mais elle n’était pas vraiment là non plus. Elle l’appelait parfois, il était toujours tard, elle était toujours triste, elle demandait si elle pouvait passer le voir, il se demandait si c’était une bonne idée, mais bien avant qu’il ne se réponde à lui, il lui répondait à elle. Et c’était toujours oui. Toujours. Il n’avait jamais vraiment essayé de refuser, pour voir. Voir comment elle le prendrait. Insisterait-elle ? Se vexerait-elle ? Comprendrait-elle qu’il a besoin de plus ? Voir comment il le vivrait, lui. Se sentirait-il fort ? Se sentirait-il fier d’avoir résisté ? S’en voudrait-il d’avoir laissé filer une des rares occasions de passer du temps avec elle ? Trop de questions suspendues pour qu’il tente le coup. Alors c’était toujours oui. Toujours.

Elle arrivait et tout autour fondait. Les murs de l’appartement, les coussins du canapé, les draps sur le lit, tout s’embrasait. Elle irradiait d’un charisme qui le faisait chavirer, une enfant blessée dans le corps d’une femme fatale, elle était tout à la fois, aussi ingénue qu’affirmée, aussi gibier que chasseur, aussi froide que charnelle. Elle était d’une beauté à lui couper le souffle, à lui retourner les intestins, une beauté qu’il ne savait pas mettre de côté, qu’il ne pouvait pas ignorer. Il lui suffisait d’arriver pour que tout autour fonde, et lui avec.

Elle ne restait que quelques heures. Le temps de quelques verres de vin. Le temps de quelques mots, quand elle voulait parler. De quelques silences, quand elle ne voulait pas. Le temps de quelques caresses, le temps d’une étreinte tantôt brutale, tantôt d’une infinie douceur. C’est elle qui décidait.

Puis elle repartait. Laissant partout chez lui des traces de son passage furtif. Un long cheveu blond sur l’oreiller. Un parfum ambré flottant dans toutes les pièces. Une boucle d’oreille cachée dans les draps. Alors il prenait le bijou et le serrait fort, comme un talisman, comme un trésor. Il ne savait pas quand il pourrait le lui rendre, ni même s’il aurait un jour l’occasion de le faire. C’est elle qui décidait.

« Tu ne devrais pas me manquer autant », se disait-il au moment où l’interphone retentit. Il a mis une fraction de seconde à réaliser que le son ne provenait pas de la télé et une de plus pour arriver à la porte d’entrée. Il était fébrile quand il a décroché. Il n’a pas parlé.

- C’est moi. Je crois que j’ai oublié une boucle d’oreille la dernière fois.

Il a appuyé sur le bouton sans répondre.
Elle était là. De nouveau. Enfin.

© Isa – février 2015

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