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dimanche 6 juillet 2014

La décision

C'était arrivé au cours d'un mois de mai qui se prenait pour novembre. Les feuilles au sol, le vent et la pluie fine en continu, les températures qui se refusaient à décoller. Le printemps n'avait pas encore réussi à se frayer un chemin pour naître d'un hiver bien décidé à jouer les prolongations, il faisait froid, il faisait sombre, il faisait triste aussi.

Elle était la seule de son entourage à apprécier ce caprice de la météo. Quand les autres s'impatientaient que pointent enfin des journées plus ensoleillées, elle se réjouissait de ce que la Nature lui offrait comme répit. Pendant quelques jours encore, elle pouvait se camoufler derrière écharpes et bonnets, pendant quelques jours encore, elle pouvait couvrir ses jambes sans que cela ne suscite étonnement et incompréhension.

Elle portait en bandoulière des complexes si envahissants qu'ils auraient pu se voir depuis la Lune et les étoiles, et les quelques mois de l'année pendant lesquels elle pouvait les recouvrir de couches et de couches de vêtements douillets lui étaient indispensables pour, en dessous, tenter d'épaissir la carapace de peau qui prendrait le relais du tissu une fois les beaux jours arrivés. Chaque année, le même rituel, les mêmes réflexes. Chaque année, quelques mois pour se faire à l'idée de devoir surmonter les suivants.

Pourtant, dans les yeux des autres, Marie était jolie. Un corps aux proportions harmonieuses, un visage fin aux allures de bijou orné de deux pierres bleu azur, de longs cheveux d'un brun profond, lourds, épais, qui descendaient jusqu'au milieu de son dos. Mais dans son miroir, elle ne voyait que la honte de n'être qu'elle-même, si inférieure à toutes ces autres qu'elle voyait défiler affichant avec grâce toute l'étendue de leur féminité, si faible face à leur assurance, si empotée face à leur élégance.

Alors Marie souffrait, se cachait, se tapissait dans chaque recoin d'ombre et attendait sans y croire qu'un jour quelque chose la sortirait de force de sa morosité.

Et puis, ce jour de mai frisquet, alors qu'elle se promenait sur la digue déserte, elle fut prise d'un étourdissement dont elle ignorait la provenance et eût soudainement besoin de s'asseoir pour apaiser les signaux déchaînés envoyés par son corps. Ce n'était pas la première fois que cela arrivait, c'était même devenu récurrent ces derniers temps, tant et si bien qu'elle avait pris la décision de faire une batterie d'examens médicaux qui n'avaient rien donné. Et aujourd'hui, là face à la mer et entourée de sa forteresse de solitude, elle sentait l'urgence vitale de prendre quelques minutes pour analyser l'émoi qui l'envahissait et, en parallèle, comprit que pour une fois elle avait en elle la force de ne pas fuir devant le chamboulement qui avait lieu à l'intérieur de chacun de ses organes. Il était temps d'affronter.

Combien de temps était-elle restée là, les jambes se balançant au-dessus de l'eau, les cheveux au vent, les yeux mouillés par le froid mordant ? Elle l'ignorait. Elle avait perdu toute notion du temps quand elle s'était enfermée dans ses pensées, quand elle s'était verrouillée au fond, tout au fond de son inconscient qu'elle s'attachait fort à rendre intelligible. 

Que s'était-il passé autour pendant ce temps-là, l'avait-on observée, sa présence étrange et immobile avait-elle été remarquée par quelque rare badaud passant au loin ? Elle ne le savait pas. Elle s'était emmurée dans elle-même, étanche et imperméable à la vie qui coulait autour d'elle, le besoin étant de se retrouver face à son intérieur plutôt qu'à ce qui existait au-delà de sa propre enveloppe corporelle.

Finalement qu'importaient le temps écoulé et les autres autour qui restaient un mystère, puisque Marie était sortie de ce moment de torpeur forte d'une décision qu'elle savait incontournable. Elle ne savait pas encore ce qui l'attendait, les réponses qu'elle obtiendrait, les personnes qu'elle rencontrerait. Elle ne savait pas encore ce qu'elle apprendrait d'elle, ce qu'elle recevrait de la vie, les obstacles qu'elle aurait à surmonter, les épreuves qu'elle aurait à endurer.

Mais il n'y avait qu'une seule chose à faire, qu'un seul pas à franchir, qu'un seul mouvement à initier. Le reste n'était que détails et fioritures, le reste n'était qu'inquiétudes à ignorer. Il serait bien temps de tous les gérer... après.

Aujourd'hui, Marie sût enfin qu'elle se devait à elle-même, bien plus qu'aux autres qui l'aimaient, d'aller renaître ailleurs.

Aujourd'hui, Marie décida de partir.


© Isa – juillet 2014

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